Je ne connaissais le nom de Roger CASEMENT que pour l'avoir lu à propos de Thomas Edward LAWRENCE qui, après les
"Sept Piliers de la Sagesse" et "la Matrice", avait en projet d'écrire sa biographie, mais il dût y renoncer étant donné le black-out sur tout ce qui concernait ce patriote
révolutionnaire irlandais pendu pour trahison par les Britanniques en 1916, en pleine première guerre mondiale.
Or, le dernier livre de l'écrivain péruvien Mario VARGAS-LLOSA (Prix Nobel de Littérature) intitulé "Le
rêve du Celte" (El sueno del Celta) paru en 2010 exhume en quelque sorte ce personnage historique mal connu de l'infamie et retrace ce que fut réellement sa vie mouvementée
et son destin tragique.
Fut-il véritablement un héro ?... un traitre?... peut être les deux à la fois selon la citation en exergue de l'écrivain et
homme politique Uruguayen Jose-Enrique RODO : "Chacun est successivement non pas un mais plusieurs, et ces personnalités successives qui émergent les
unes des autres présentent le plus souvent entre elles les contrastes les plus étranges et les plus saisissants."
Ce livre m'a passionné, d'un bout à l'autre. Découverte d'abord d'un homme assez idéaliste mais courageux et tenace, face à des
situations difficiles, personnalité complexe aussi, ambigüe, attachante dans l'ensemble mais qu'on a du mal à suivre dans la dernière partie de sa vie. Découverte, accessoirement, de l'histoire
du Congo et du boom du caoutchouc qu'il connut ainsi qu'en Amazonie avant la concurrence de l'Asie.
Il naquit en 1864 dans la grande banlieue de Dublin, d'une famille protestante (père officier dans l'armée) mais dont la mère était
resté secrètement catholique ("papiste" comme on disait). Orphelin à dix ans il fut élevé en Ulster dans de la famille. A quinze ans son tuteur le persuada d'arrêter ses études
pour entrer comme aide-comptable dans une compagnie de navigation de Liverpool, l' "Elder Dempster Shipping Line", où il restera quatre ans, logeant chez un oncle, période au cours de
laquelle il eut l'occasion de prendre part à trois voyages en Afrique, expérience qui l'enthousiasma, au point qu'il démissionna de son emploi pour partir s'installer au Congo comme agent de la
Sandford Exploring Expedition, chargé du stockage de marchandises et de son transport, au port de Matadi.
Partant de là, le livre se décompose en trois parties, trois théâtres d'opération en somme pour Roger CASEMENT : le
Congo, l'Amazonie, l'Irlande.
En 1883, année où il débarqua à Matadi (Bas-Congo), tout le pays était la propriété personnelle du roi des Belges
Léopold II surnommé le "bâtisseur" et dont le règne dura 44 ans (1865-1909). Lui même à la tête d'une fortune considérable, il se voulait très ambitieux pour son petit pays
et entendait bien lui trouver des débouchés à l'extérieur et pour celà il lui fallait une colonie. Avant même d'accéder à la royauté, il s'était beaucoup intéressé à l'Afrique, à ses terres
vierges et leur intérêt économique représenté principalement par l'ivoire et le caoutchouc. Dès 1876, il avait fondé une Association Internationale du Congo (AIC) comme paravent d'un projet privé
d'exploitation de ces richesses, s'associant les services d'Henry Morton STANLEY qui devait ouvrir la route à l'exploitation intensive par une route remontant le fleuve jusqu'au
Stanley Pool à partir duquel celui ci devient navigable vers l'intérieur, lui donnant carte blanche pour souscrire des contrats d'exploitation. C'est ainsi que Léopold II était
devenu propriétaire exclusif de plus de 2 millions de Km2, de toute la force de travail de ses habitants et que fut créé l' "Etat Indépendant du Congo".
CASEMENT était doué pour les langues et apprit rapidement quelques rudiments des deux principales, le kikongo et le lingala, ce qui
lui facilitait les contacts avec les populations. Imbu au départ de cette idée de "mission civilisatrice" dont se targuaient les puissances européennes, il s'aperçut très vite que celà cachait
des méthodes abominables pour s'assurer à bon compte la main d'oeuvre dont on avait de plus en plus besoin. Livrés à eux mêmes, sans autres directives que d'assurer un rendement maximum à
la compagnie, et accessoirement d'assurer leur fortune personnelle, ces contremaitres venus d'Europe engagés sans être bien regardant, sévissaient pour la plupart comme les pires esclavagistes,
ayant abandonné tout sens moral voire humain. Roger CASEMENT avait eu l'occasion de rencontrer à Matadi lors d'une escale de celui-ci l'officier de marine marchande Joseph
CONRAD, futur auteur de "In the heart of darkness" (au coeur des ténèbres) inspiré des lieux mais surtout, il le confia par la suite, grâce à son ami de rencontre qui
lui avait véritablement ouvert les yeux (dans le texte : dépucelé).
CASEMENT démissionna de son poste pour aller travailler au chemin du fer du Congo avec STANLEY mais n'y resta que peu de temps ne
pouvant supporter ces "tournées de recrutement" en brousse qu'il était amené à faire, ni les mauvais traitements infligés aux travailleurs. Il alla provisoirement se réfugier dans une
mission baptiste à N'Gombe Lutete et, après cinq ans d'absence et trois crises de palu dont l'une faillit lui être fatale, il décida de retourner en Angleterre.
Il entra dans l'administration des Douanes en tant que directeur avant d'être nommé dans l'administration coloniale britannique
au Nigéria, puis consul britannique en Angola, au Mozambique et finalement au Congo mais ce fut cette fois pour dénoncer dans un rapport circonstancié les exactions commises par les agents du
roi. D'ailleurs, dès 1900, de nombreux témoignages sur l'exploitation indigne et les mauvais traitements subis par la population indigène, la traite d'esclaves, la malnutrition, les mutilations
de fugitifs, en particulier dans l'exploitation du caoutchouc, avaient suscité un mouvement international de protestation porté par l'Angleterre et les Etats-Unis, ce qui amena le roi Léopold II
à diligenter une commission d'enquête internationale dont Roger CASEMENT fit partie. Suite au rapport de cette "commission Janssens" (du nom de son président), après quatre mois
d'investigations sur place et l'audition de centaines de témoins, et sous la pression étrangère, le roi Léopold II dont l'intention était, certes, de léguer le Congo à la Belgique, dut le faire
de suite c'est à dire dès 1908, l'Etat Indépendant du Congo (EIC) prenant le nom de "Congo belge" sans que les frontières en soient nettement définies avant 1920.
Roger CASEMENT dont on avait grandement apprécié la contribution à la "commission Janssens" ainsi que son propre rapport sur
la situation au Congo en tant que consul qui avait fait un beau scandale, reçut une autre mission du même ordre en Amazonie péruvienne. Mais auparavant il était allé se reposer plusieurs mois en
Irlande, son pays natal mais qu'au fond il connaissait mal, une Irlande qui luttait pour conserver sa langue, ses coutumes et traditions, sa religion, une Irlande pauvre exploitée elle même par
l'Angleterre. Ses longs séjours successifs sous des climats très durs pour un Européen, même s'il s'était aguerri, avaient laissé des traces sur sa santé, souffrant d'arthrose, de fièvres
récurrentes, de conjonctivite, d'insomnies, mais aussi au moral de crises de dépression provoquées par tout ce dont il avait été témoin. Cette longue convalescence l'avait amené à réfléchir sur
son identité irlandaise, sur l'état misérable où végétait son peuple dans l'indifférence de l'Angleterre voire pire. Il avait pris contact avec le parti indépendantiste Sinn Féin
(Nous mêmes en Irlandais), rencontré des intellectuels et poètes acquis à la cause irlandaise et, dès lors, il ne cessa de rester en lien étroit avec eux. Il avait même commencé à écrire
un long poème épique "le rêve du Celte" sur le passé mythique de l'Irlande.
C'est ainsi qu'en 1910 il se retrouva à Iquitos, au coeur de l'Amazonie péruvienne (département du Loreto) mandaté par son
gouvernement pour enquêter sur les rumeurs quant aux méthodes employées vis à vis des populations indigènes pour l'exploitation du caoutchouc, d'autant plus que la Peruvian Amazon
Company, principale compagnie caoutchoutière de la région avec celle du senior Julio ARANA, péruvien métisse, devenu richissime, régnant en potentat sur toute la région, était une compagnie
anglaise cotée à la Bourse de Londres. On était alors en plein "boom" du caoutchouc, parallèlement à celui de l'industrie automobile, et les mêmes méthodes rencontrées au Congo se
retrouvaient en Amérique du Sud, notamment au Pérou, en Colombie, au Brésil. Autant dire qu'il fut reçu là bas comme un chien dans un jeu de quilles et il dût user de tous ses talents de
négociateurs et de diplomate pour pouvoir mener à bien autant que possible son enquête en dépit de tous les bâtons qu'on lui mettait dans les roues. Il demeura sur place près d'un an et
demi, s'étant rendu à plusieurs reprises sur les rives du fleuve Putumayo à la frontière de la Colombie et du Brésil où s'exerçait principalement l'exploitation du caoutachouc, en pleine
selva infestée de moustiques, de reptiles et d'insectes venimeux voire mortels, sans compter le risque qu'il encourrait à tout moment d'être "liquidé" purement et simplement,
discrètement, sous couvert d'accident, mission très éprouvante qui ranima tous ses maux corporels, toutes ses tensions nerveuses, et le fit se jurer à lui même que ce serait la
dernière.
Il ne put jamais rencontrer sur place, comme il l'aurait voulu, le magnat de la région, Julio Cesar ARANA del
AGUILA, personnage central du boom caoutchoutier de tout le bassin de l'Amazone. Celui-ci était né en 1864 à Rioja dans le Nord-Est du Pérou (région de San Martin) d'un milieu très
pauvre, ayant dû tout jeune gagner sa vie de toutes les manières possibles avant de s'installer à Yurimaguas en Amazonie Péruvienne (département du Loreto) comme piqueur en caoutchouc. Par un
travail forcené, une surprenante faculté d'apprendre tout et rapidement, suppléant à l'absence de toute scolarité, mais aussi par un manque total de scrupule, il s'était élevé dans la hiérarchie
sociale, devenant le fournisseur des caoutchoutiers qui s'aventuraient dans la selva à leurs risques et périls, leur vendant machettes, carabines, couteaux, bidons, farine de manioc, ustensiles
de cuisine, etc... etc... en échange de boules de caoutchouc qu'il revendait à Iquitos et Manaus aux exportateurs. Jusqu'au jour où lui même put devenir son propre producteur et exportateur,
étant élu sénateur du département de Loreto. Nul ne savait exactement le montant de sa fortune. Il avait acquis à Londres un immeuble cossu de la Cité, siège social de sa compagnie, une résidence
luxueuse à Kensington Road, ainsi qu'à Genève et Biarritz. Et pourtant, disait-on, ce nabab (voire nabot car très petit de taille) vivait presque chichement, ne buvant ni ne jouant, n'ayant
pas de maîtresses mais fidèle à son épouse, Eleonora Zumaeta, native de Rioja elle aussi, qu'il connaissait depuis l'adolescence. En 1909, le magazine britannique "Truth" avait publié un
long et retentissant article du journaliste Walt Hardenburg l'accusant nommément de régner par la terreur et l'esclavage sur les indigènes de la région. Il devait mourir presque sans un
sous (comme nous le verrons plus loin) à 88 ans dans une petite maison de Magdalena del Mar près de Lima.
De retour en Angleterre, CASEMENT s'attaqua avec courage à la rédaction de son rapport sur le Putumayo qui fut ensuite
envoyé au gouvernement des Etats Unis pour que Londres et Whasington fassent pression de conserve sur le gouvernement péruvien du Président Augusto Bernardino LEGUIA Y SALCEDO (1908-1912 /
1919-1930) exigeant de lui la cessation de l'esclavage, tortures, enlèvements, viols et que soit traduit en justice les personnes incriminées. Et ce fut à Londres lors d'une réunion du conseil
d'administration de la Peruvian Amazon Company à laquelle il avait été convié comme témoin que CASEMENT put voir en personne Julio ARANA pour la première et la dernière
fois.
Il alla ensuite prendre du repos en Irlande avant de devoir retourner pour huit semaines encore à Iquitos dans un climat d'intrigues,
une atmosphère totalement délétère et meutrière.
Le "livre bleu" parut en Juillet 1912 produisant une véritable commotion qui s'étendit comme des ondes dans toute l'Europe
et vers les Etats Unis, la Colombie, le Brésil, le Pérou. Dès lors, il devenait tout à fait évident que l'empire de la Peruvian Amazon Company était menacée de mort. Ses actions
commencèrent à chuter et ce d'autant plus qu'était apparue la concurrence du caoutchouc provenant d'Asie (Singapour, Malaisie, Java, Sumatra, Ceylan) planté là bas à partir de souches venues
d'Amazonie. La Lloyd finit par lui couper tout crédit, bientôt imitée par d'autres banques. Puis ce fut le boycot sur le latex de la P.A.C. décrété par la Société Internationale contre
l'Esclavage et autres organisations du même genre. Un comité spécial fut installé à la Chambre des Communes pour enquêter sur la responsabilité de la P.A.C dans les atrocités du
Putumayo. Présidé par un parlementaire éminent, il fonctionna quinze mois durant, entendit nombre de témoins dont le plus éminent, Roger CASEMENT. Le rapport final devait sceller la
responsabilité pleine et entière de Julio ARANA et ses associés, précipitant la ruine de son empire. Dès lors tout se passa très vite en Amazonie péruvienne, Iquitos en particulier,
où les principaux contremaitres et chefs de comptoirs s'étaient déjà enfuis par delà la frontière, les indigènes eux-mêmes refluant au plus profond de la selva. La récolte du latex n'étant plus
assurée, les magasins ayant été pillés, hotels, restaurants, cafés, bordels avaient eux mêmes fermé les uns après les autres, les liaisons fluviales régulières ayant cessé d'exister. Si
bien que, en très peu de temps, la puissante nature reprenant ses droits, Iquitos et sa région redevint ce qu'elles avaient été avant, totalement coupées du monde.
Roger CASEMENT qui entre temps avait été annobli par le Roi George V en récompense de ses services rendus au Royaume-Uni pour le
Congo et l'Amazonie approchait la cinquantaine, mais précocement vieilli. Il argua de son état de santé pour refuser tout nouveau poste et présenta sa démission.
En fait il s'était produit chez lui un véritable revirement. Certes, il ne regrettait nullement tout ce qu'il avait fait au nom
de l'Angleterre, voire au prix de sa santé, pour que cessent des pratiques inhumaines, là où on l'avait envoyé mais qui aurait - il en était persuadé - un prolongement partout où elles
sévissaient encore. Son action avait d'ailleurs été hautement reconnue et récompensée jusqu'à l'annoblssement. Mais en même temps s'était développée en lui une aversion pour l'Angleterre
exploitant elle même son pays natale, l'Irlande, à laquelle il se sentait de plus en plus attaché, de plus en plus décidé à militer activement pour l'obtention de son indépendance. Il devait y
mettre ses dernières forces au cours des quatre dernières années de sa vie.
Ayant vécu hors d'Irlande depuis l'âge de quinze ans, n'y étant que rarement retourné, on pourrait parler d'une passion tardive,
voire idéaliste. Il s'était mis à étudier l'histoire de ce pays, sa littérature, à essayer d'apprendre la langue. L'Irlande avait été le seul pays celte à n'avoir eu aucun contact avec les
Romains, à ne pas avoir été colonisé et transformé par eux. Son nom latin était "Hibernia" en référence à son climat rude. Peuplée au nord pas les Scots, ceux-ci
avaient envahi l'Ecosse (Caledonia) peuplées par les Pictes et lui avaient donné leur nom (Scotland) d'où la proximité des deux langues. L'Irlande était ainsi passée directement
au christianisme grâce à Saint Patrick, natif du nord de l'Angleterre (Cumberland) mais d'origine romaine. Puis les Anglais protestants avaient colonisé l'île par vagues successives, l'épisode le
plus brutal se situant sous Cromwell qui voulut décimer tous les Irlandais en les parquant dans une réserve de l'ouest de l'île, l'actuelle province de Connacht (comprenant les actuels comtés de
Galway, Leitrim, Mayo, Roscommen et Sligo). Aux XVIIIème siècle les notables d'Irlande tentèrent de se détacher de l'Angleterre en votant l'indépendance du Parlement de Dublin et une constitution
propre. Les Anglais s'y opposèrent d'abord en décidant au contraire d'unir l'Irlande au Royaume Uni en intégrant son Parlement à celui de Westminster, selon l'Acte d'Union du premier ministre
PITT voté en 1800. Se créèrent alors les "United Irishmen", foyer indépendantiste de Théobalde Wolfe TONE à Belfast, prenant la harpe celtique comme symbole de la lutte pour
l'indépendance, tandis qu'en réaction, côté protestant, se formait la Société d'Orange (en souvenir de Guillaume II d'Orange). Théobalde TONE demanda même à la France (sous la
Convention) d'aider l'Irlande à battre les Anglais. Hoche s'y rendit en 1796 puis Humbert en 1798 mais ce furent deux échecs aboutissant à la mort de TONE. D'autres soulèvements se produisirent
durement réprimés. Au cours du XIXème siècle les choses évoluèrent plus favorablement pour les catholiques irlandais et les séparatistes (qui n'étaient pas tous catholiques au demeurant)
grâce à Daniel O'DONNEL qui devint le premier député catholique. Fut créé alors le drapeau de la future république d'Irlande : Vert pour les nationalistes, Orange pour les loyalistes et Blanc
pour la paix.
CASEMENT avait eu le temps de réfléchir sur tout celà, de constater que dans ces pays vierges d'influence extérieure d'Afrique et
d'Amazonie (comme l'avait été l'Irlande autrefois) on s'était conduit vis à vis des populations autochtones comme les Anglais de Cromwell : on les avait asservies, humiliées, paupérisées,
les faisant trimer sur leurs terres sans qu'elles en tirent aucun profit pour elles mais tout pour l'occupant. Et il y avait participé, même s'il s'était efforcé de ramener une certaine humanité.
Vit-il dans la cause irlandaise une façon de se racheter ?...
En 1910, alors que CASEMENT avait démissionné, arguant de sa mauvaise santé, les élections législatives avaient porté un important
groupe nationaliste irlandais au Parlement de Westminster sous la pression duquel le gouvernement anglais dût se résoudre à proposer un nouveau "home rule" (projet d'autonomie interne à
l'Irlande tout en restant sous tutelle de la Couronne britannique) devant être appliqué en 1914 mais qui fut suspendu à cause de la guerre. Les loyalistes de l'Ulster, en réaction,
rédigèrent alors une constitution unioniste et créèrent une milice (les "volontaires d'Ulster"). De leur côté, les séparatistes créèrent en 1913 deux groupes armés : l' "Armée
Citoyenne Irlandaise" recrutant dans les milieux ouvriers, créée par CONNOLLY, les "Volontaires Irlandais" de Eoin McNEILL chez lesquels on trouvait d'ailleurs deux tendances
: une modérée, parlementaire, l'autre radicale menée par les Pearse, Plunkett, McDonagh, et d'autres et c'est à celle-ci que Roger CASEMENT se rallia.
Dès le début de la première guerre mondiale, CASEMENT vit une opportunité pour le mouvement indépendantiste radical irlandais d'user
de l'aide allemande pour parvenir à ses fins. (A noter que certains autonomistes bretons eurent la même idée mais pendant la seconde guerre
mondiale). Il s'agissait pour lui d'envoyer stationner en Allemagne une milice irlandaise qui, le moment venu où les troupes allemandes attaqueraient l'Angleterre, se
joindrait à elles pour débarquer en Irlande et y prendre le pouvoir. Or, John REDMOND, leader de l'Irish Parliamentary Party, convaincu que l'autonomie finirait par l'emporter,
était d'avis que si la guerre contre l'Allemagne éclatait, les Irlandais devaient combattre aux côtés de l'Angleterre, pour une question de principe et de stratégie. On gagnerait ainsi la
confiance du gouvernement anglais et de l'opinion publique ce qui garantirait la future autonomie. Mais CASEMENT n'y croyait pas du tout. Sept jours après l'annonce de l'attentat de Sarajevo (28
Juin 1914) il embarqua clandestinement vers Montréal et de là en train jusqu'à New York pour y rencontrer les dirigeants du clan irlandais (na Gael) et personnalités nationalistes en
exil en vue d'obtenir des armes. Quand en Août 1914 éclata la guerre, le clan avait déjà décidé que CASEMENT devait partir en Allemagne en tant que représentant des indépendantistes
partisans d'une alliance stratégique avec le gouvernement allemand qui apporterait une aide politique aux Volontaires à charge pour eux de faire campagne contre l'enrôlement d'Irlandais dans
l'armée britannique que défendaient les unionistes de l'Ulster comme les partisans de John REDMOND. L'ambassade d'Allemagne à Washington avec laquelle le clan na Gael était en contact
collabora à ce plan et fit venir un attaché militaire allemand à New York pour s'entretenir avec CASEMENT. Après avoir consulté Berlin, cet attaché lui fit savoir qu'il serait le bienvenu en
Allemagne. Par ses déclarations et ses écrits, CASEMENT prenait partie pour l'Allemagne qui selon lui, n'ayant pas de lest colonial comme l'Angleterre, représentait l'avenir, puissance
forte en plein développement industriel et économique à la démographie croissante. Ce qui devait provoquer une très vive polémique parmi les nationalistes irlandais alors que déjà plusieurs
dizaines de milliers d'Irlandais combattaient pour la Grande Bretagne, se faisant cannonner et gazer dans les tranchées de Belgique. Nouvelle démarche de CASEMENT,
ahurissante il faut dire, il se rendit, par deux fois, au camp de Limburg avec deux généraux allemands pour rencontrer les prisonniers irlandais, leur parler de cette brigade
irlandaise qu'ils pouvaient former pour, dans la foulée des troupes allemandes, libérer leur propre pays dont ils auraient toute la reconnaissance. Il n'obtint même pas la cinquantaine
d'adhésion, fut hué et conspué. C'est alors qu'arriva d'Irlande à Berlin Joseph Plunkett, délégué des Volontaires Irlandais, porteur de nouvelles intéressantes. La guerre européenne avait
divisé les Volontaires, certes, une grande majorité d'entre eux suivaient le mot d'ordre de John REDMOND de collaborer avec l'Empire britannique en s'enrôlant dans l'armée anglaise, mais les
autres comptaient néanmoins plusieurs milliers de personnes décidées à se battre pour l'Irlande, en collaboration d'ailleurs avec l'IRB (Irish Revolutionnary Brotherhood) et l'Irish Ciizen
Army. C'était l'occasion unique et l'Allemagne devait les aider par l'envoi de fusils et de munitions et par une action simultanée de son armée sur les ports irlandais militarisés par la Royal
Navy. CASEMENT était convaincu que la condition sine qua non du soulèvement était l'action offensive de la marine et de l'armée allemandes, faute de quoi la rébellion échouerait. Mais
enfin, si l'Allemagne paraissait intéressée et prête à appuyer les aspirations légitimes du peuple irlandais à l'indépendance, tout celà s'inscrivait à l'intérieur de sa stratégie globale de la
guerre. C'était tout. Un point d'achoppement demeurait entre Plunkett et Casement : la possibilité que l'insurrection éclate sans que l'armée allemande envahisse l'Angleterre. Plunkett
était d'avis que même dans ce cas il fallait continuer alors que Casement pensait tout le contraire, que ce serait un suicide, un sacrifice inutile. Plunkett lui avait alors répliqué avant
de repartir qu'il ne s'agissait pas de gagner mais de durer, résister le plus longtemps possible, jusqu'à la mort, de galvaniser ainsi le patriotisme irlandais qui ressurgirait encore plus fort.
Un autre envoyé des indépendantistes irlandais arriva à Berlin pour prendre la tête de la "brigade" recrutée dans les camps de prisonniers car tout était prêt là bas parait-il manquaient
seulement les armes allemandes qu'il fallait envoyer de suite. Un mois et demi avant que n'éclate à Dublin l'insurrection du "Lundi de Pâques" (23 Avril 1916), la nouvelle était
parvenue à Berlin, le comité provisoire irlandais réclamant d'urgence les armes et munitions déjà demandées. Instruction était donnée à Casement de rester en Allemagne comme ambassadeur de la
nouvelle République d'Irlande. Accablé par cette nouvelle, Casement fit néanmoins des pieds et des mains pour que ces armes soient réunies et chargées sur un navire (l' "Aud ") à
destination de l'Irlande pour y être réceptionnées en un lieu convenu et secret, s'opposant en revanche au départ de sa "brigade" irlandaise recrutée dans les camps de prisonniers dont le sort
serait réglé d'avance comme traitres. Quant à lui, il refusa de rester en Allemagne, espérant encore pouvoir arriver à temps pour arrêter l'opération et put obtenir de la Marine allemande
de rejoindre l'Irlande dans un sous-marin. Ce faisant il savait que ce geste était pour lui aussi suicidaire.
Le 20 Avril 1916, le cargo allemand "Aud " acheminant vingt mille fusils fut arraisonné à proximité de la côte par un
patrouilleur britannique et son capitaine saborda le bateau avant de se constituer prisonnier avec l'équipage. Le 23, lundi de Pâques, les insurgés s'emparèrent de la Poste Centrale de
Dublin et autres bâtiments stratégiques et la République d'Irlande fut proclamée par Patrick PEARCE président du gouvernement provisoire. Après cinq jours de combat acharné, la situation
étant désespérée, Patrick PEARCE décrèta l'arrêt des combats et la reddition fut signée sans condition. La répression anglaise fut terrible. CASEMENT ne devait pas y échapper. Le sous marin
qui le transportait l'ayant débarqué le 21 Avril 1916 dans la baie de Tralee (comté de Kerry) après que l' "Aud" ait été sabordé, il fut capturé sur la plage de Banna
Strand par une patrouille anglaise, reconnu et incarcéré avant d'être transféré à Londres sans avoir pu faire arrêter l'insurrection projetée et vouée à l'échec comme c'était son
intention.
Casement fut condamné à mort pour trahison, espionnage, sabotage. Après être passé par la Tour de Londres et la prison de
Brixton, il fut transféré à celle de Pentonville dans la banlieue de Londres pour y attendre son exécution par pendaison. Sitôt la sentence rendue, son avocat avait introduit une demande de
remise de peine. Plusieurs personnalités du monde politique, culturel, humanitaire, y étaient favorables au demeurant. Le retour de CASEMENT pour désamorcer l'insurrection projetée à
Dublin, le message pressant qu'il avait envoyé d'Allemagne en ce sens, témoignaient en sa faveur, y mettant sa propre vie en jeu. Mais enfin il y avait toutes ses déclarations, tous ses écrits,
toutes ses connivences, sans équivoques quant à sa position en faveur de l'Allemagne, certes par intérêt pour l'Irlande. Comment n'avait-il pas compris que l'urgence n'était pas là mais à
s'unir contre l'ennemi commun, l'Irlande elle même y avait intérêt pour appuyer plus tard ses revendications. Joseph CONRAD devenu son grand ami, refusa pour sa part de joindre sa voix à
ceux plaidant en sa faveur.
Mais il y eut autre chose qui choqua profondément l'opinion, surtout à cette époque encore victorienne très sticte sur les moeurs et
où l'homosexualité était considérée comme crime (on se souvient du cas Oscar WILDE, l'écrivain et poète irlandais) qui détourna de lui certains qui étaient plutôt bien disposés en sa
faveur. Suite à une nouvelle perquisition à son domicile londonien, on avait mis la main sur des carnets dans lesquels CASEMENT faisait état crûment de ses relations sexuelles épisodiques
avec des hommes que lui même abordait, tant au Congo, qu'en Amazonie et même en Allemagne au cours de son séjour. Et, là encore, on ne comprend pas. Qu'il ait été homosexuel, passe, il
n'aurait été ni le premier ni le dernier homme public à en être, mais pourquoi diable avoir confié ça par écrit !... lui qui était connu et qui de plus s'était rendu très suspect vis à vis de
l'Angleterre par ses prises de positions en faveur de l'indépendance irlandaise après avoir renoncé à toute nouvelle fonction diplomatique, et qui aurait dû se méfier.
Aberrant. Au point que ses défenseurs soupçonnèrent les services secrets britanniques d'avoir falsifié des passages de ces carnets pour mieux l'accabler. Quoi qu'il en
soit, Mario VARGAS-LLOSA sans prétendre lever le voile de cette énigme, avance une hypothèse : CASEMENT aurait bel et bien écrit lui-même ses frasques homosexuelles mais les aurait
considérablement exagérées et multipliées (on arrive même à douter de leur réalité si, réellement, il le nia comme il le fait dans le livre), mais pourquoi ? forme d'exutoire à ses pulsions qu'il
aurait ressenties dès l'adolescence, s'en étant de la sorte délecté par écrit. Quand bien même, pourquoi, sachant le danger que ça pouvait représenter pour lui en cas de saisie.
On pourrait aussi, sur ce point, citer le cas LAWRENCE. Lui, au contraire, fut particulièrement discret dans les "Sept
Piliers" sur la nature exacte (voire la réalité là aussi) de cette "correction" qu'il avait subie des Turcs à Deraa (Syrie) en dehors des coups de cravache appliquées à même la peau. A un
autre endroit du livre il suggère ce genre d'épanchement occasionnel entre jeunes hommes dans un creux de sable au soir d'une étape dans le désert, pratique courante chez les bédouins en ce temps
là, songeant peut être à lui même avec l'un de ses deux domestiques arabes. Ce n'est qu'après sa mort que certains de ses détracteurs avancèrent qu'il était homosexuel, le serait plutôt
devenu plus exactement, car, encore étudiant à Oxford, peu de temps avant la déclaration de guerre, il avait proposé le mariage à une camarade de "collège", Janet Laurie, qu'il fréquentait depuis
assez longtemps mais qui en fait préférait son frère William. Peut être que son refus avait provoqué chez lui un blocage qui le détourna définitivement des femmes, sexuellement s'entend, car il
en fréquenta beaucoup après la guerre, dans le cadre des conférences pour la paix, dans les milieux littéraires et artistiques. Ce qui a le plus accrédité la version d'un viol lors de l'épisode
de Deraa c'est que celui ci l'ayant brisé moralement il en avait conçu une horreur du sexe.
Autre point présentant une certaine similitude entre l'attitude de LAWRENCE vis à vis de l'Angleterre dans le cadre de la
guerre orientale contre les Turcs et celle de CASEMENT vis à vis de l'Angleterre au sujet de l'Irlande. LAWRENCE avait embrassé la cause arabe plus que celle de son pays en fait, la
même apparemment, c'est à dire chasser les Turcs d'Arabie, à cette différence que l'Angleterre (et la France) voulait le faire pour prendre leur place et y assurer leurs intérêts économiques
notamment pétroliers alors que les Arabes eux, poussés dans ce sens par LAWRENCE, se battaient avec les Anglais pour leur indépendance. Les dés étaient pipés dès le début. Pourtant,
LAWRENCE se démena comme un beau diable pour que l'armée de l'émir Feisal qu'il avait puissamment contribué à former - pas évident du tout avec toutes ces tribus, certaines rivales - prenne toute
sa place dans la guerre et parvienne à libérer Damas en premier afin que l'Angleterre leur reconnaisse la qualité de belligérants et leur accorde un maximum de leurs revendications (à
défaut d'indépendance). Après la campagne de Palestine et l'entrée triomphale d'ALLENBY et ses troupes à Jérusalem où LAWRENCE était présent, le général en chef avait insisté pour qu'il
reste à ses côtés dans la poursuite de la lutte jusqu'à Damas mais LAWRENCE avait refusé pour aller rejoindre Feisal et son armée et les mener lui même jusqu'à Damas et les y faire entrer en
premier. C'était une condition qu'il s'était imposée car pour lui capitale dans la contribution arabe à la guerre orientale. ALLENBY en fut particulièrement déçu, sinon choqué. Cerains
adversaires de LAWRENCE l'auraient même traité de traitre à cette occasion.
Ceci étant dit sur l'un et l'autre personnage, est-il si étrange que LAWRENCE ait cherché à écrire la biographie de
CASEMENT...
LAWRENCE fut un héros, CASEMENT, à mon sens, aurait pu l'être presqu'autant par son action humanitaire remarquable au Congo et en
Amazonie, sa courageuse prise de position anti-colonialiste, MAIS il y a son attitude lors de la première guerre mondiale, lui qui avait été annobli par le roi, l'avait accepté, alors que
LAWRENCE lui l'avait refusé à cause de ce qu'il estimait être sa "trahison" vis à vis des Arabes, et celà, forcément, jette une ombre.
Il fut pendu le 3 Août 1916 après trois mois d'incarcération, très courageux devant la mort selon l'auteur et fut enterré anonymement
dans la cour même de la prison où il fut pendu. Ce n'est qu'en 1965 que ses restes furent transférés en Irlande où les honneurs militaires lui furent néanmoins rendus.