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22 août 2022 1 22 /08 /août /2022 14:36

 

Le Tour de France cycliste a relancé en 2022 un Tour de France féminin qui aura donc lieu désormais chaque année.

Un "tour"  abrégé (1033 Kms en une semaine contre 3350 Kms en trois semaines pour les hommes).

Fort bien mais pourquoi cette différence ?  Question d'organisation peut-être ?

N'en seraient-elles pas capables ?

 

                                                      -oOo-

 

Mais ce n'est pas d'aujourd'hui que je veux en parler mais remonter au XIXème siècle et pas à un tour de France mais un tour du monde, le 1er réalisé par une femme avec une bicyclette :

Annie Cohen-Kopchovsky  alias Miss Annie Londonderry.

 

 

Après ceux que j'ai déjà cités, c'est un autre exemple de démenti qu'apporta cette jeune américaine de 24 ans aux préjugés de son temps rapport à son sexe.  Elle fut en effet la première à réaliser un tour du monde en/avec une bicyclette en moins de quinze mois (du 25 juin 1894 au 12 septembre 1895).

 

Annie COHEN était née en 1870 à Riga (Lettonie) d'où étaient originaires ses parents qui émigrèrent aux États Unis à Boston en 1875 avec leurs trois enfants.  

A seize ans elle se retrouva orpheline de père et de mère.

A dix-huit ans elle épousa un colporteur, Simon Kopchovsky  et ils eurent trois enfants. 

De son côté Annie travaillait comme commerciale en espaces publicitaires pour des quotidiens de Boston. 

En 1894 elle avait donc vingt quatre ans, mariée, mère de famille, ayant encore à charge une sœur cadette, contribuant aux recettes du ménage par son travail à l'extérieur.  On pourrait déjà parler d'elle comme d'une femme "moderne".

L'époque était à la bicyclette au féminin avec cadre et selle aménagés. C'était une formidable découverte que de pouvoir se déplacer individuellement, par soi-même à force de mollet, plus loin et plus rapidement qu'à pieds. C'était en même temps un moyen d'émancipation pour la femme mais qui était mal vu.

La médecine de l'époque elle même n'était pas en reste dans le puritanisme et la pudibonderie allant jusqu'à prétendre que le frottement de la selle en pédalant était susceptible d'éveiller le désir sexuel (sic!) chez la femme et en conséquence on lui aménagea la selle pour en diminuer cet ... "inconvénient" !...

 

Chez les hommes il y avait déjà eu des records de distance à bicyclette y compris autour du monde, notamment celui du Nord-Américain Thomas Stevens reporter de presse qui fut le premier à le faire en 1884 et en deux ans. 

Mais il apparaissait inconcevable que cela puisse être réalisé par une femme. 

Pourtant deux riches hommes d'affaires de Boston s'opposèrent là dessus, l'un voulant même parier contre l'autre moyennant une somme de 20.000 dollars que c'était possible. Une forte prime serait proposée pour celle qui accepterait de relever le défi. 

 

Annie n'avait encore jamais fait de bicyclette, était de constitution menue, n'était pas spécialement sportive mais sûrement douée d'un fort caractère. Le couple et leurs enfants vivaient chichement.  L'occasion était tentante pour une femme déterminée.  Elle l'était. 

D'accord avec son mari (dénotant chez lui une grande ouverture d'esprit pour l'époque et dans son milieu) et avec sa famille pour s'occuper des enfants en son absence (laquelle ne devait pas excéder 15 mois du moins aux termes du "contrat") elle se proposa pour relever le gant.

 

Une marque d'eau de source la "Londonderry Lithian Springs Water Company " se proposa d'emblée pour sponsoriser le voyage d'Annie, ainsi que la marque de bicyclette Columbia.  Il était prévu qu'une plaque publicitaire ventant la qualité de cette eau serait fixée à l'arrière de la bicyclette et Annie se proposa même, contre prime supplémentaire, de prendre pendant tout le voyage le pseudonyme de Miss Londonderry.

 

Mais le défi n'était pas tant l'exploit sportif que le fait pour une femme d'avoir à se débrouiller seule : trouver son chemin, par tous les temps, sur des routes mal entretenues où les crevaisons seraient fréquentes et qu'il lui faudrait réparer, trouver chaque jour un hébergement pour la nuit. Et puis elle pouvait être la proie de brigands, elle y avait pensé d'ailleurs ayant emporté dans son menu bagage un petit pistolets et des munitions. Connaissait-elle un peu de français et/ou d'une autre langue que l'anglais ?  Nous ne savons rien sur les études qu'elle avait pu suivre mais ce qui est certain c'est qu'elle avait le sens des affaires et la langue bien pendue.  Nulle doute qu'elle avait su habilement négocier ses financements auprès de ses sponsors. 

 

Elle quitta Boston sur une bicyclette modèle femme de marque Columbia d'un poids de vingt kilos et en robe longue de l'époque, accoutrement fort peu adapté.  Mais très vite elle allait changer pour une bicyclette modèle homme, plus légère mais sans frein et adopter la culotte bouffante qu'on appelait bloomer tellement plus pratique.  Il lui arriva aussi par la suite d'opter carrément pour la culotte de cheval. 

 

 

Annie n'écrivit pas de récit continu de son périple autour du monde et c'est bien dommage.  En revanche elle laissa en cours de route de nombreuses interviews à des journaux locaux qui en firent des articles, elle même en ayant écrit beaucoup à leur intention. 

 

On ne peut donc retracer avec précision son itinéraire ni sur les parties de cet itinéraire qu'elle effectua réellement à bicyclette en dehors de la France et des États Unis.  Elle devait de toutes façons emprunter le bateau pour traverser mer (Méditerranée) et océans (Atlantique et Pacifique) et il apparaît tout à fait improbable qu'elle ait pu longer à bicyclette la côte orientale de la Mer Rouge jusqu'à Aden. 

 

                                                        -oOo-

 

Peter ZHEUTLIN est un auteur et journaliste free-lance américain ayant eu Annie pour arrière grand tante et qui à ce titre a sorti un livre intitulé "Chasing Annie " (à la poursuite d'Annie) tentant justement de retracer son parcours.  Or il n'avait jamais entendu parler d'elle dans sa famille et c'est un historien sur l'histoire du vélo enquêtant sur elle dans les années 1990 qui la lui révéla.  Piqué au jeu, d'autant plus qu'il était lui-même un cycliste fervent, il se mit alors à enquêter dans sa famille, remontant le plus loin possible jusqu'à Annie et obtenir sur elle des informations. La tâche fut laborieuse, nombreux déplacements, jusque dans les cimetières, longues recherches à l’État civil, dans les archives des principaux journaux et des revues de l'époque.  Peter Zheutlin poussa même jusqu'à se procurer une bicyclette restaurée du modèle qu'avait utilisé Annie pour parcourir des kilomètres en tout terrain et par tous les temps pour mieux comprendre l'effort qu'elle avait dû fournir.  Rassemblant ainsi peu à peu toutes les informations et documents disponibles sur elle, il était, il le dit lui-même, comme "à la poursuite" d'un fantôme.

" I am obsessed with a young woman on a bicycle.  I bought a bike just like hers.  I have chased her through snow-covered cemeteries in icy rain, and cross cyber-space.  When I ride, I think about her.  When I don't ride, I think about her too.  She is a ghost."

 

Voici donc cet itinéraire dont Peter Zheutlin cite les étapes :

 

Le 25 Juin 1894 départ de Boston pour - initialement - rejoindre San Francisco (Californie).

Passant par Providence - New York City - Albany -Syracuse - Rochester - Buffalo - Cleveland (Ohio) elle arriva le

24 Septembre 1894 à Chicago (Illinois) après trois mois de route à bicyclette et une distance parcourue de 1600 kilomètres. 

 

Et c'est là qu'elle va décider de ne pas continuer plus à l'Ouest car l'hiver approche ... et les Montagnes Rocheuses !

Elle va donc faire demi tour et par le même chemin retourner à Boston puis se rendre à New York afin d'embarquer pour la France.

On est en droit de se poser la question : Pourquoi ne pas y avoir pensé avant

Elle ne pouvait ignorer qu'elle allait rouler au devant de l'hiver et à la rencontre des pires difficultés.

Alors ?...

Je n'ai trouvé qu'une explication : il fallait que son périple (un exploit en devenir) commence sur le territoire américain, condition sans doute imposée par les organisateurs et sponsors pour cause publicitaire, pour que l'annonce en soit faite d'abord aux États Unis et dans sa partie la plus industrialisée.

Donc, pédaler jusqu'à Chicago avant de passer outre Atlantique. 

P.Z. n'en parle pas, c'est donc là une interprétation qui ne tient qu'à moi.

De plus, et à l'évidence cette fois, elle fit ce retour en chemin de fer (du moins partiellement).  Il lui avait fallu trois mois à l'aller or c'est le

24 Novembre 1894, deux mois seulement après son demi-tour depuis Chicago, qu'elle embarqua sur le steamer français "La Touraine" à destination du Havre.  Deux mois de perdu et cinq mois écoulés depuis son 1er départ de Boston le 25 Juin ne lui en laissant plus que dix sur les quinze mois impartis.

3 Décembre 1894, arrivée au Havre d'où elle va rejoindre Marseille par Paris, Lyon, Valence, réalisant ainsi un parcours à vélo de 1026 kilomètres et en plein hiver.

Si son arrivée au Havre fut mal accueillie par une Douane soupçonneuse et tatillonne lui ayant confisqué sa bicyclette, elle fut acclamée à son arrivée à Marseille.  Pas d'autre détails sur son parcours entre les deux villes hormis qu'elle se serait fait voler aux environs de Marseille. 

Et ce n'est que le

20 Janvier 1895 qu'elle pourra embarquer sur le paquebot français "Sydney" pour l’Égypte

Alexandrie, Port Saïd, ...

P.Z. signale ici : "elle fit de là un bref détour jusqu'à Jérusalem avant de continuer jusqu'à Aden au Yemen." et sans préciser par quel moyen.

Voilà qui parait très étrange.  Et je m'en explique.

Pourquoi, d'abord, alors qu'elle avait déjà pris un gros retard, aurait elle fait ce "crochet" qui, pour bref qu'il fut peut être (sic P.Z.) n'en allait pas moins prendre du temps et elle en avait déjà beaucoup perdu.  Il faudrait imaginer qu'elle ait pris un bateau jusqu'au port de Haïfa et de là gagner Jérusalem (à bicyclette cela n'aurait pas été complètement impossible bien que risqué pour une femme seule) pour ensuite atteindre la Mer Rouge à Akaba (sud de la Jordanie) d'où elle se serait embarqué pour Aden.

Il est vrai qu'Annie était d'une famille juive et que son mari était un Juif religieux.  Faut-il supposer qu'il lui aurait demandé de passer par la Ville Sainte pour un bref pèlerinage et s'attirer sa bénédiction pour sa famille et son entreprise. C'est possible mais, en femme décidée et d'esprit pratique, on a peine à croire qu'elle ait autant dévié de sa route normale compromettant sérieusement ses chances de réussite. 

Et quand bien même, ayant embarqué pour l’Égypte le 20 Janvier et comme par ailleurs on nous dit qu'à la mi-février elle se trouvait déjà à Saïgon, elle n'avait matériellement pas le temps de rallonger son trajet par Jérusalem.

Je pense pour ma part qu'il faut oublier Jérusalem. 

 

Depuis Aden elle va poursuivre son voyage vers Colombo (île de Ceylan) puis Singapour.  

P.Z. précise qu'à la mi-février 1895 elle se trouvait à Saïgon d'où elle poursuivit vers Hong Kong, Port Arthur ville portuaire de Chine.

 

Elle aurait alors navigué entre Chine et Japon, être passée par la Corée, Vladivostok (Russie), Nagasaki et Yokohama  d'où elle aurait embarqué le 9 mars 1895 pour San Francisco et y arriver le 23 Mars 1895 (deux mois seulement après avoir quitté Marseille sic P.Z.)

De San Francisco (côte Pacifique) elle allait donc compléter sa traversée des États Unis jusqu'à Chicago, là où, partie initialement vers l'Ouest, elle avait rebroussé chemin jusqu'à New York pour traverser l'Atlantique.

P.Z. signale qu'à son arrivée, très accueillie, à San Francisco le journal local San Francisco Chronicle l'ayant interviewée avait écrit ceci : "She has a degree of self-assurance somewhat unusual to her sex."

 

C'est sur cette dernière partie de son périple autour du monde, sur le sol américain, que les renseignements sont les plus nombreux et les plus précis.  Elle semble avoir été aussi la plus mouvementée.

 

A partir de San Francisco ses étapes sont les suivantes :

Stockton - San Jose - San Luis Obispo - Santa Barbara - Los Angeles - San Bernardino - Riverside - Indio - Yuma en Arizona - Phoenix - Tucson - Deming - El Paso (Texas) - Albuquerque - Santa Fe - Las Vegas - Raton Nouveau Mexique - Trinidad - La Junta - Colorado Springs - DENVER (Colorado) où elle se trouva le 12 Août 1895

C'est la première date rencontrée depuis son départ de San Francisco le 23 Mars soit quatre mois et demi après environ.

Elle va continuer jusqu'à Cheyenne (Wyoming) où elle va devoir s'arrêter à cause des routes trop embourbées et prendre le train pour continuer dans le Nebraska jusqu'à Fremont d'où elle repartira à bicyclette pour Chicago  où elle arrivera  le 12 Septembre 1895.

FIN du voyage en fait.

Elle rejoignit Boston par le train le 24 Septembre 1895, quinze mois après son départ de cette ville le 25 Juin 1894.

 

                                                     -oOo-

 

On ne sait quelle fut exactement la distance qu'elle parcourut à  bicyclette faute d'indications en dehors de la France et des États Unis.

Si l'on s'en tient à ces deux territoires, ça représenterait déjà :

 

1560 Kms de Boston à Chicago (aller)

1025 Kms du Havre à Marseille par Lyon  et Valence

2030 Kms de San Francisco à Cheyenne (Wyoming)

800 Kms de Frémont (Nébraska) à Chicago

 

soit un total de 5415 Kms à bicyclette. 

 

C'est certainement un minimum mais comme on ne sait rien d'éventuels déplacements effectués à bicyclette en Orient et en Asie...

 

Il convient donc de parler d'un voyage autour du monde avec une bicyclette plutôt qu'en bicyclette, la mer et les deux océans à traverser  représentant dans les 15.000 Kms. 

 

Mais c'est déjà une performance exceptionnelle pour l'époque. Sur des routes peu faites pour des pneus de bicyclette, parfois même en l'absence de route (une revue la montre en Arizona où elle roule sur la voie de chemin de fer). Les mauvaises rencontres aussi étaient à redouter.  Elle a évoqué un mauvais accueil au Havre de la part de la Douane soupçonneuse à son égard lui confisquant son vélo. Parlait-elle seulement un peu de français ? Avoir été volé près de Marseille. Elle aurait été emprisonnée quelques jours au Japon.  Elle fut renversée plusieurs fois par des camions aux États Unis une autre fois par un troupeau de porcs. 

Pour le reste ?...

Ce manque de précisions sur son périple l'aurait incitée - dit-on - à affabuler quelque peu sur certains épisodes.  On connaît le proverbe a beau mentir qui vient de loin mais pour autant cela n'enlève rien au courage, à la résistance, à l'audace, à la ténacité et à la débrouillardise de cette jeune femme.

 

Annie, prime en poche, reprit la vie de famille celle-ci déménageant pour New York. 

Elle exploita habilement les retombées de son exploit en conférences, articles de presse, photos, démonstrations, devint même un peu journaliste sportive. 

Elle fut aussi mise en avant par les mouvements féministes.

Mais peu à peu sa popularité finit par retomber et c'est dans l'oubli voire la gêne qu'elle disparut en 1947 âgée de 77 ans.

 

                                                     -oOo-          

 

C'est tout à l'honneur de ce Monsieur Peter Zheutlin que d'avoir rappelé le souvenir de sa lointaine parente injustement oubliée et en particulier pour ceux qui s'intéressent au vélo et son histoire. 

Et le vélo ça me parlait.

 

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