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14 juin 2022 2 14 /06 /juin /2022 20:39

J'ai un peu fréquenté les Auberges de Jeunesse.

Surtout en Israël en 1964.

Mais en France, à part deux trois autres en Provence, ce fut surtout celle de "Regain" à St-Saturnin-lès-Apt puis à Saignon (Vaucluse).

C'était en 1958 où, après trois séjours consécutifs en Grande Bretagne (Londres, Bournemouth et Linlithgow en Écosse),  je voulus connaître la Provence.

Mon père était abonné à la revue du Touring Club et c'est en la parcourant, dans les pages petites annonces, que je trouvai l'adresse d'une auberge de jeunesse "indépendante" (sic) nommée Regain sise au Puits du Geai près de St Saturnin à une dizaine de Kms au Nord d'Apt (Vaucluse).

J'avais déjà lu du Jean Giono (première période), la trilogie (dite de Pan) que forment ses trois premiers romans dont Regain.

Regain, précisément.

D'où m'était venue l'envie de connaître cette région.

Bien qu' "indépendante", la carte des Auberges (FUAJ pour Fédération Unie des Auberges de la Jeunesse) était demandée.  J'en fis donc la demande sans savoir ce qu'était le mouvement ajiste sinon qu'il offrait aux jeunes (et aussi moins jeunes), de tous bords, un hébergement bon marché moyennant participation au tâches collectives.

Je descendis donc dans le midi et fus si emballé de mon séjour là bas que j'y retournai aux vacances l'année suivante et encore l'année d'après.

Jusqu'à mon départ pour le service militaire en fait.

 

 

                                                -oOo-

 

 

Les auberges de jeunesse existent toujours et dans de très nombreux pays mais j'imagine que, depuis le temps, l' "esprit auberge" - s'il existe encore - a dû bien changer...

Je vais donc m'y attarder un peu.

 

                                                  -oOo-

 

Rappelons tout d'abord que le mouvement des Auberges de Jeunesses (ajisme) est né pratiquement en même temps que le scoutisme de Baden Powell.  

Et c'est en Allemagne en 1907 qu'un instituteur de Prusse Orientale du nom de Richard Schirmann eut l'idée de transformer sa classe en dortoir pour y recevoir, pendant les vacances, des groupes de jeunes. Première expérience qui eut une suite plus concrète avec la création en 1912 d'une véritable auberge de jeunesse permanente dans le château d'Altena en Westphalie grâce à des aides.

La première au monde.

Les principes fondateurs en étaient : la neutralité politique, l'accueil de toute la jeunesse sans distinction, favoriser l'amitié et la paix, développer le goût de la randonnée et de la Nature.

Ils sont assez différents (mais non étrangers) à ceux du scoutisme qui lui est en quelque sorte une école de formation du caractère et de la personnalité par la solidarité, l'entraide et le respect aux travers d'activités pratiques dans la Nature et d'un règlement à dimension religieuse ou spirituelle.

 

L'ajisme est au départ un mouvement laïc.

 

 

                                                            -oOo-

 

 

La première auberge de jeunesse en France (baptisée l'Epi d'or) fut créée en 1930 (18 ans après Alténa de Richard Schirmann) par Marc SANGNIER à Boissy-la-Rivière (Essonne) ainsi qu'une première association, la LFAJ (Ligue Française des Auberges de Jeunesse)

Marc SANGNIER (1873-1950) était un journaliste et homme politique démocrate chrétien, fondateur encore étudiant du Sillon, mouvement pour un christianisme démocratique et social visant à rapprocher la jeunesse ouvrière et celle des autres catégories sociales, dans l'esprit de l'encyclique Rerum Novarum (de choses nouvelles) de Léon XIII sur la doctrine social de l’Église.

Tout en se voulant un mouvement laïc, celui-ci n'en était pas moins à tendance catholique d'où une ambiguïté : Sangnier, fervent catholique lui-même, se déclarait républicain de gauche et même très à gauche pour l'époque ce qui le fit traiter de traître par la droite et d'hypocrite par la gauche et en réaction s'était créée une association concurrente, clairement affichée laïque, la CLAJ (Centre Laïc des Auberges de Jeunesse) dont Léo LAGRANGE sous secrétaire d’État à la jeunesse du Front Populaire allait être le Président et dont fit partie l'écrivain et grand sportif Marc AUGIER (Saint-Loup de son nom de plume) qui fut lui-même son sous-secrétaire d’État aux Sports. Suite à un voyage en Allemagne comme journaliste et séduit par le national-socialisme, il entra dans la Collaboration sous l'Occupation, fut rédacteur en chef de la Gerbe d'Alphonse de Chateaubriand puis correspondant de presse de la Waffen SS française (division Charlemagne) sur le front de l'Est.  Entré en clandestinité en Argentine après 1945, il fut condamné à mort par contumace en 1948. Il se constitua prisonnier en 1953 et passa devant le tribunal militaire qui le condamna à deux ans de prison mais gracié par amnistie. 

Sangnier lui avait fait la guerre 14 puis s'était lancé en politique. Il fut élu député à la Chambre Bleu Horizon défendant l'idée d'une vraie réconciliation franco-allemande.  Ce qui le mena à un échec aux élections de 1929.

Par suite, abandonnant la politique et après avoir rencontré  Richard Schirmann, il allait se consacrer pleinement à la cause pacifiste et aux auberges. Durant l'Occupation, ayant mis l'imprimerie de son journal l’Éveil des peuples à la disposition  d'un groupe de résistants, il fut arrêté par la Gestapo et incarcéré plusieurs semaines à la prison de Fresnes. A la Libération il revint en politique et fut élu député de Paris sous l'étiquette MRP. 

 

 

C'est dire dans quel climat difficile était né et s'était développé le mouvement ajiste au cours de cette période agitée de courants contraires. 

 

 

Les deux associations, la CLAJ de Léo Lagrange et la FLAJ de Marc Sangnier, devaient finalement fusionner en 1956 au sein de la FUAJ (Fédération Unie des Auberges de Jeunesse) - elle même faisant partie de la FIAJ (Fédération Internationale des Auberges de Jeunesse) - dont la carte donnait accès aux auberges en France comme à l'étranger.

 

 

                                                       -oOo-

 

 

Bien que se disant "indépendante" (ce qui était dans le caractère du Père Aubergiste François MORENAS)  l'auberge de "Regain" était affiliée à la FUAJ.

Installée d'abord à St Saturnin (Puits du Geai, Clermont pendant la période d'Occupation) puis à Saignon (Le Colombier), l'absence de carte d'A.J. n'y était pas rédhibitoire du moment qu'il y avait de la place.

 

Mais, plus qu'une simple auberge de jeunesse, elle devait connaître un destin tout autre et on peut le dire du fait d'une femme, Claude devenue épouse MORENAS.

 

 

Il me faut ici revenir sur des souvenirs personnels : ma découverte de "Regain" et ma rencontre avec François. 

 

J'étais donc parti cette année là sac au dos par le train (via Paris gare de Lyon) jusqu'à Avignon d'où je rejoignis Apt par le car.  De là je poursuivis vers St Saturnin mais sans atteindre le village car l'embranchement pour "Regain" se situait avant, un sentier montant vers les collines avec une flèche peinte sur un gros rocher indiquant la direction. C'était vers la fin de l'après midi alors que les ombres commençaient à s'allonger.  Le soleil déclinant n'écrasait plus le paysage de sa lumière crue, les couleurs étaient magnifiques et je gravissais  ce beau chemin pierreux  un peu comme dans un rêve. 

Je finis par déboucher sur une combe que le crépuscule commençait d'envahir.  Un vieux mas et un beau puits près d'un mûrier nichaient au fond.  J'étais arrivé.  Quel calme ! Passant devant le puits je me dirigeai vers une entrée d'où sortaient des bruits de voix.  A ce moment apparut un seau à la main un homme d'âge indéfinissable, les cheveux bruns, longs et hirsutes, avec un chaume de barbe d'au moins une semaine, vêtu d'un vieux short kaki et d'une chemise bleue, le tout fort délavé, des spartiates en plastique aux pieds.  Il allait un peu voûté.  Comme j'arrivai  sa hauteur il leva les yeux sur moi et, dans ce visage aigu et buriné de bandit calabrais, je fus frappé par le regard d'un bleu pâle, lumineux, très doux, contrastant avec la mine du personnage.  Je lui souhaitai le bonsoir auquel il répondit brièvement m'invitant d'une voix un peu criarde à aller poser mon sac, il allait revenir. 

Je venais de rencontrer François Morénas, le "baliseur de sentiers", vieux célibataire, bohème et père aubergiste de la combe aux geais, merveilleux conteur oral, plus tard écrivain.

C'est de ce jour que se noua, discrètement, entre nous un lien d'amitié assez fort pour résister au temps, à une absence de plus de trente ans.

 

Il faut dire qu'à l'époque les installations étaient assez rudimentaires.  On couchait dans le fenil sous le toit ou dans une grange attenante.  Pas de WC mais des feuillets un peu à l'écart, pas de salle d'eau mais à l'extérieur une rangée de robinets et des pommes de douche.  Le mobilier était rustique. Une immense table trônait dans la salle commune comportant une grande cheminée, des bancs, une batterie de cuisine et une vaisselle conséquentes. En revanche, une grande bibliothèque assez fournie, un tourne-disques et une belle collection de 45 et 33 tours : beaucoup de musique classique, des chanteurs comme Léo Ferré, Brassens, Anne Sylvestre, Jacques Douai, Trénet, etc...

François, mis à part l'aide d'un gars du village, était seul à faire fonctionner la boutique.  Nous lui apportions notre aide pour éplucher les légumes, mettre le couvert, faire la vaisselle, nettoyer les chambrées, vider les ordures, enfin ce genre de choses.  Ce qui faisait partie de la règle d'ailleurs.

En dehors de cela, la devise de l'auberge était celle de l'abbaye de Thélème : fais ce que voudras

On pouvait rester toute la journée à féniarder, à lire, écouter de la musique ou alors partir en balade sur les mille et un sentiers qu'il avait balisés et qui formaient une véritable toile d'araignée dans toute la région.  Il n'était jamais avare de conseil et des fois nous accompagnait avec un pot de peinture et un pinceau pour raviver une balise effacée ou en tracer une autre qui manquait.

Il avait une deux chevaux dont il se servait pour se rendre au village pour le ravitaillement.  Il avait dû lui-même aménager certains passages du chemin qui n'était pas carrossable pour qu'elle puisse passer sans dommage.   

La clientèle de Regain était des plus variée.  Il y avait pas mal d'étudiant(e)s mais aussi des gars et filles qui travaillaient déjà comme ouvriers ou employés et qui passaient leurs congés payés, des couples mariés, quelques étrangers aussi, des Belges, des Néerlandais, des Allemands. Certains faisaient de la peinture en amateur mais d'autres étaient de vrais artistes-peintres et qui revenaient ici car séduits par le calme et la Nature avec cette lumière et ces couleurs.

 

Autre flash-back dans mes souvenirs :

 

Je me souviens en particulier d'un bruxellois qui était architecte et qui venait tous les ans y faire des toiles d'une facture assez moderne.  Mais aussi, et surtout, d'un grand hollandais dégingandé à la tenue assez débraillée mais propre, qui circulait à vélo à travers la Provence avec un minuscule sac à dos.  Il s'appelait Henck et parlait passablement bien le français.  Se disant sans profession précise (mais débrouillard) et sans le sou, il s'arrangeait comme ça auprès des autres moyennant de menus services pour le gîte et le couvert et il le faisait sans mièvrerie ce qui était une des facettes de son génie.  Une autre était son extrême sens de l'économie et de la frugalité, nécessairement j'ajouterai.  Mais sa gentillesse et sa drôlerie faisaient qu'on lui pardonnait ce genre pique-assiette.  Il dessinait très bien et faisait de l'aquarelle, réalisant de jolies cartes postales qu'il vendait et qui lui servaient souvent de monnaie d'échange.  Mais il était aussi musicien et nous régalait le soir sous les étoiles en jouant de sa flûte traversière.  Il avait un humour bien à lui et encore plus savoureux dans son français plutôt approximatif et nous faisait tordre de rire.  Plus charmant compagnon que lui il n'y en avait pas deux.  Toujours gai, toujours complaisant. 

Il repartit un beau matin vers d'autres coins avec son vélo non sans avoir fêté ça la veille, promettant de repasser avant l'hiver.

 

Regain fermait durant l'hiver et François qui était originaire du village de Séguret près des Dentelles de Montmirail allait y "hiverner" en quelque sorte. Mais  exceptionnellement il rouvrait son auberge quelques jours pour la Noël et y retrouver quelques fidèles.

 

J'ai lu quelque part que la rencontre de Claude avec François remontait à 1955 où elle était descendue dans le Midi pour peindre la Provence, logeant à Regain .

 

Or quand j'y suis venu pour la première fois, c'était dans l'été 1958, il n'y avait pas de femme aux côtés de François.  Mais l'année suivante (1959) oui. Elle était là et depuis un moment sans doute car déjà ça avait changé dans l'Auberge question organisation et tout.  Ils étaient je pense déjà mariés.

Entre 1955 et 1958 il faudrait croire qu'elle était revenue aux beaux jours et, ne l'ayant pas vue au cours de mon séjour de l'été 1958, qu'elle y aurait séjourné à une autre période de l'année.   

 

Elle venait d'un milieu bourgeois de Lille, avait fait les beaux arts, doué d'un esprit très indépendant et déterminé pour avoir imposé à sa famille cette idylle hors norme.

François était beaucoup plus âgé qu'elle.  Il était né l'année de la guerre, la première, celle de 14.  Son père qui était receveur de l'Enregistrement l'avait faite.  François fit quelques études et hérita de son père le goût de la randonnée et du cinéma, ce cinéma populaire des salles de village où l'on projetait des films comiques, muets, et des westerns. 

Dans les années 1930 de crise économique et du Front Populaire qui allaient mener à la seconde guerre mondiale, il tenta de se faire engager dans les studios de cinéma la Victorine près de Nice, même sans rémunération, mais il fut déçu par cette expérience et se résolut à travailler chez un notaire à Antibes, autant le dire sans conviction, pour gagner sa vie.

Mais un jour il entra par hasard dans la "salle du peuple" où Marc AUGIER, alors directeur du CLAJ (Centre Laïc des Auberges de Jeunesse) donnait une conférence sur les auberges de jeunesse. Enthousiasmé, il commença de s' intéresser et, constatant qu'on pouvait en vivre en devenant père aubergiste, il décida d'ouvrir la sienne dans un vieux mas à St Saturnin d'Apt qu'il appela Regain (autrement dit renouveau, à l'image du roman de Giono).

François Morénas épousait les idées pacifistes et anti militaristes de Giono qui d'ailleurs était venu visiter son auberge.  Néanmoins à la déclaration de guerre il répondit (comme Giono le fit lui-même) à l'ordre de mobilisation générale du 2 Septembre 1939 - 0 heure -  dans un dépôt d'artillerie de montagne. Démobilisé à l'Armistice, il fut en butte aux paysans du coin lui reprochant son attitude antimilitariste et il dût quitter St Saturnin, fermant l'auberge pour la déplacer en attendant sur le plateau des Claparèdes dans un bâtiment dépendant de l'ancien prieuré de Clermont.

A l'école des cadres de la jeunesse d'Uriage (Isère) créée sous Vichy par un militaire, Pierre Dunoyer de Seconzac, entraîné par Hélène Laguerre une journaliste proche de Giono au Contadour, il suivit le stage qu'elle y avait organisé mais qui le dégoûta par son esprit de discipline et son embrigadement.  A noter que cette école devait fermer quelques années plus tard ses dirigeants n'adhérant plus aux thèses de Vichy et notamment sur l'antisémitisme. 

François se replia seul durant tout le restant de la guerre à Clermont, "Clermont des lapins" comme il dira plus tard dans ses Mémoires du fait qu'il n'y trouvait guère que la compagnie des lapins avec d'occasionnels hôtes de passage mais aussi quelques résistants.  

Après la guerre il délaissa complètement son auberge pendant une dizaine d'années pour s'adonner à sa passion du cinéma en sillonnant la Provence seul à vélo tirant une remorque avec du matériel de projection et quelques films qu'il présentait de village en village. 

Ce n'est qu'en 1954 qu'il réintégra St Saturnin pour y reprendre sa vie d'avant, celle de père aub' et de baliseur de sentiers. 

 

Il avait longtemps cherché parmi toutes celles qui passaient par Regain l'âme sœur qui accepterait son genre de vie, une mère aub' quoi.

Les années de solitude à Clermont, ses tournées de cinéma ambulant, ne s'y était guère prêté non plus. 

Il en était donc là quand survint Claude.

 

Et tout changea. 

D'abord lui, tout en gardant son caractère à la fois bourru et primesautier, ses coups de gueule légendaires, et sa tenue vestimentaire mais aussi l'organisation de l'auberge.  Claude, femme de caractère, était une dessinatrice et artiste-peintre très douée mais elle l'était aussi pour l'écriture. Elle sut faire la part des choses entre son travail de mère-aub' et ses deux passions.  Du conteur oral hors-pair qu'était François, elle su faire de lui un véritable écrivain, auteur de plusieurs volumes de souvenirs et expériences des plus variées .

Son sens pratique fit aussi qu'elle commença d'entreprendre les démarches nécessaires pour développer l'auberge et en faire un véritable centre culturel avec sa salle de cinéma. 

Mais pour cela il avait fallu quitter la Combe aux Geais, merveilleux endroit mais trop retiré de tout. 

C'est à Saignon, pittoresque village à environ sept kilomètres au Sud-Est d'Apt, au hameau du Colombier en bordure du plateau des Claparèdes que Regain alla s'installer en haut d'un petit ravin au fond duquel coule l'Aiguebrun, dans une sorte de bastide semi-troglodytique.

 

 

                                                   -oOo-

 

 

De retour d'Algérie, je trouvai du travail d'abord à Paris où je restai un peu plus d'un an puis au Mans où  je me trouvais encore en 1963 année où je pris un peu de mes congés payés pour retrouver Regain mais dans son nouveau cadre.

Pour être pittoresque certes l'endroit l'était, au bord du vallon de l'Aiguebrun, tranquille aussi, mais accessible pour tout véhicule et à moins d'un quart d'heure à pieds de la route de Saignon à Apt.

L'intérieur de l'auberge avait bien changé aussi, bien meublé en rustique avec étages, WC et salle d'eau.  Enfin tout le confort.

Par deux trois paliers herbeux on descendait au bord de la rivière Aiguebrun, affluent de la Durance coulant depuis Auribeau et qu'un petit ponceau franchissait.  Au delà démarraient les sentiers montant vers le Grand Luberon, ses villages morts et son point culminant du Moure Nègre (1125 mètres).

Malgré le changement je dirais, je me plus au Colombier et eus l'occasion de faire plusieurs balades en compagnie de quelques hôtes dont un Tourangeau que j'avais connu au collège. Il faisait l’École du Bois pour devenir ingénieur des Eaux et Forêts.

 

L'année suivante je partis en Israël  où je demeurai six mois.

 

L'année d'après, en 1965 donc, je retournai à Regain avec ma sœur pour les vacances de Pâques, heureux de lui faire découvrir cette région que j'adorais.

Et ce fut la dernière fois.

 

Quatre ans plus tard je quittai la France métropolitaine pour l'Outre-Mer et bien qu'y étant revenu plusieurs fois en vacances je n'eus pas l'occasion de repasser par Regain.

 

Mais en 1993, une de mes nièces qui voulait passer des vacances en Provence et à qui j'avais donné les coordonnées de Regain fit le détour et tout en donnant de mes nouvelles m'en donna aussi de là bas.

Regain où vivaient toujours François et Claude était devenu chambres et tables d'hôtes, étoilés  s'il vous plaît, tenus en fait par leur fille Frédérique (qui avait été prof de danse) et son mari.  Une petite salle de cinéma avait été ouverte avec  la collection de films anciens (des Charlot, des Mack Sennett, les Laurel et Hardy, des Buster Keaton et autres comiques en noir et blanc, de vieux westerns) que François avait accumulée au fil des années et prenait plaisir à visionner pour ses hôtes et lors de soirées en plein air durant les mois d'été, ne demandant jamais un prix d'entrée mais laissant une corbeille où chacun pouvait déposer ce qu'il voulait.  De ceux qui l'ont connu nul ne s'en étonnera. 

Ce cinéma populaire dont il s'était fait le commis-voyageur dans l'après guerre à travers la Provence rurale fut toujours sa grande passion.

 

Voici  deux photos : l'une du Regain du Puits du Geai à St Saturnin dans l'état où il était en 1958 (les vignes en moins cependant)

CARTE SAINT SATURNIN LES APT Auberge de la Jeunesse Regain et Travignon La  vigne EUR 9,50 - PicClick FR

l'autre du Colombier à Saignon à l'époque c'est à dire en 1963.

Boucle au départ de Saignon par Regain et Auribeau - RandoAix

 

Voici la préface de Jean GIONO au guide "Découverte du Luberon - Création, balisage et entretien assurés par REGAIN  Auberge de Jeunesse SAIGNON " de François et Claude MORENAS- LEBLANC  tiré sur les presses  de l'imprimerie Esnancaud à Gardanne (Bouches du Rhône) :

 

                                                    ....   Il faudra vraiment dessiner

                                                                          un jour la carte des chemins non

                                                                          carrossables à l'usage des vrais

                                                                          curieux.              

                                                                                  (GIONO)

(précisément ce qu'ont fait François et Claude Morénas en Vaucluse)

 

"J'avais préfacé déjà en 1961 (*) Le Guide des circuits touristiques du Pays d'Apt. Il s'agissait bien entendu de circuits pédestres, d'un catalogue des sentiers et des postes.  J'avais été émerveillé, non seulement de la richesse particulière des itinéraires, des paysages et surtout des visages multipliés de la liberté, mais encore le choix, la science, la connaissance ce qui est mieux, de François et Claude Morénas.

Aujourd'hui ces mêmes explorateurs (le terme n'est pas trop fort) vont nous emmener de nouveau le long des circuits pédestres dans le Luberon, à la découverte d'un monde bien plus riche que toutes les lunes de l'univers, avec tous ses détails extraordinaires : ses fleurs, ses ciels, ses oiseaux, ses eaux courantes et dormantes, ses vents, ses pluies : la terre enfin, tout simplement, mais entière. "

                                                                        Jean GIONO

                                                                          Avril 1969

 

(*) Dans cette préface Giono écrivait : " Le travail de Claude et François Morenas font plus pour le bonheur que mille chantiers d'autoroute."

Et enfin un extrait de la Présentation de François Morenas, comment il nous invite sur ses sentiers, dans quel esprit, en prenant son temps et les sens en éveil, toute une litanie de lieux que j'ai connus et aimés :

" Entre la fracassante fontaine (il s'agit de la Fontaine de Vaucluse dont le nom du village a été donné au Département), Gordes-les-Murs et ses oliviers, Roussillon la Rouge et ses pinèdes, les colles à lavande du Plateau de Sarraud, le squelette blanc de Travignon, le chapelet des aiguiers, les moulins de Vérende, les sarcophages de Saint Pantaléon, l'automne dans la combe du Saint Pierre, les cerisiers fleuris au Puits du Geai, arrêtez-moi, il faut tout dire, tant d'images se pressent, le monolithe aux corneilles de Vaumale, le belvédère du Saint-Pierre, Lagarde, Berre, la Sénancole ruisseau-liqueur, la falaise de Lioux, Puits Royal, colline de plâtre regardant les ocres de la vallée ....  Visages contrastés, matière à mille voyages dans mille pays différents qui n'ont en commun que leurs garrigues odorantes. Si Roussillon c'est manger chez David, Gordes le château et le Musée Vasarélien, Saint-Saturnin la piscine (la petite retenue du barrage) et Sénanque une visite classique de digestion au frais, ne dites pas que vous connaissez.  Il faut y venir dans la poussière des chemins et la tête dans les nuages, y venir à pieds comme le pèlerin.  Laissez vos souvenirs touristiques nous vous en ferons d'autres.  Prenez vos yeux, vos oreilles et votre nez, la paume de vos mains et la plante de vos pieds et venez, voici la clef.  Allez-y seul, heureux, les signes vous donnent la main sans contrainte, sans conversations inutiles.  Des jumelles pour les oiseaux, pour scruter l'horizon, une loupe pour vous agenouiller devant la beauté des plus humbles fleurs. Paysages d'odeurs, floraisons fragiles et joyeuses de Mai, velours d'été des collines.  Alors seulement vous ferez étape et vous vous attablerez pour combler d'autres faims que celles de votre découverte.  "

 

 

 

 

                                            In Memoriam

François Morenas est décédé le 16 Octobre 2006 à Saignon âgé de 92 ans et Claude (née Leblanc) le 29 Juin 2009 à Saignon âgée de 76 ans.


 

 

   

 

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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19 mai 2022 4 19 /05 /mai /2022 10:25

GIONO Jean, né à Manosque (Alpes de Haute Provence) en 1895, mort à Manosque en 1970 après y avoir résidé toute sa vie.

Seule la guerre 14/18 l'en sépara durablement.

En dehors de cela et de deux périodes de détention en début et fin de la seconde guerre mondiale pour activité pacifiste, ce ne furent que de simples aller-retour à Marseille, seul pour raison professionnelle (escapades amoureuses aussi parfois) ou en famille à Gréoux-les-Bains pour y soigner ses rhumatismes et dans le Triève.  Ajoutons un voyage à Berlin avec Hélène Laguerre pour une conférence invité par son traducteur allemand, un autre en Écosse avec sa fille Aline, un ou deux autres aux Baléares et deux en Italie avec son épouse Élise et Lucien Jacques.

Une fois élu à l'Académie Goncourt en 1953, il devait se rendre à Paris pour la réunion annuelle chez Drouant, ce qu'il fit ponctuellement mais juste le temps de prendre un peu d'air de la capitale et d'actualités littéraires auprès de ses collègues.  Il n'aimait pas Paris et une nuit à l'hôtel du Dragon lui suffisait.

On a donc vite fait le tour.

Pourrait-on pour autant parler de Giono comme d'un écrivain casanier ? Oui car sa passion étant d'écrire, il lui fallait pour cela être chez lui comme dans un cocon et laisser libre cours à son imagination créatrice.  De son phare du Paraïs il embrassait le monde. C'est là que, en quelque sorte, se transmuaient  toutes les images, les odeurs, les sensations, les émotions qu'il recevait du monde extérieur nourrissant son monde imaginaire. Et c'est la grande singularité de cet écrivain chez qui tout passe par l'imagination.

Giono, un écrivain "universel" (sic son ami Pierre Magnan) qui n'avait pas besoin de la Provence pour écrire (comme lui Pierre Magnan et comme d'autres écrivains de Provence).

Giono est donc bien tout sauf un écrivain régional (ou régionaliste) - et il faut dire que beaucoup s'y sont trompés - comme le furent Pierre Magnan, Marie Mauron, Paul Arène, Henri Bosco, voire Pagnol le Marseillais. Toute la Provence de Giono est imaginaire, inspirée des cartes d'état major autant que des provisions de paysages et de sensations rapportées de ses randonnées, de ses rapports avec les gens du crû. 

Giono randonneur le fut surtout entre les deux guerres. Il y eut bien sûr les excursions d'une quinzaine de jours au Contadour dont il prenait la tête.  Elles furent d'ailleurs une source de malentendu.  Elles se voulaient absolument libres, inféodées à aucun parti, aucun mouvement ajiste ou autre, ce qui ne fut pas compris de tous les participant(e)s notamment Hélène Laguerre féministe et communiste militante qui entendit tout régenter et politiser. Giono eut beaucoup de mal à détromper ceux qui idéalisaient la "quête de joie"  de son livre (qui d'ailleurs finit tragiquement par un échec), qu'elle se ramenait finalement à une quête personnelle, chacun y faisant son compte. "La joie était ma joie et c'est terriblement autre chose ".    

Mais pour autant, Giono n'était pas un homme seul.

Isolé dans son coin du Paraïs, lui et sa famille, il y reçut beaucoup de monde, toutes sortes de gens en fait. 

Et cela dès le moment où il commença d'être connu c'est à dire vers 1930 (alors âgé de trente cinq ans) lors de la parution de "Colline" chez Grasset où il se rendit à Paris pour la première fois. Il y rencontra André Gide  emballé par son livre et qui vint le voir plusieurs fois à Manosque. D'autres écrivains allaient suivre : Henri Pourrat, Eugène Dabit, Tyde Monnier, Jean Amrouche et bien d'autres.

De par son grand ami Lucien Jacques installé à Montjustin, poète, peintre et éditeur artisanal (il sortit sur sa presse le recueil de poèmes de Giono intitulé Accompagné de la flûte, œuvre de jeunesse) et son cousin Serge Fiorio peintre autodidacte qui fit son portrait, autrement dit des très proches, de nombreux artistes faisaient partie de la compagnie gionesque : le peintre Eugène Martel, le sculpteur Morénon qui lui fit son buste, la peintre Edith Berger de Lalley, la traductrice- angliciste anglaise Joan Smith de St Paul de Vence pour ne citer que ceux-là. Le peintre Bernard Buffet et sa femme Anabelle venus s'installer dans le coin furent aussi de ses amis avant que celui-ci atteint de la maladie de Parkinson ne se suicide.  

Pendant l'occupation il abrita chez lui  Karl Fiedler, architecte allemand, Luise Strauss-Ernst épouse du peintre Max Ernst, un musicien juif polonais Jan Meyerowitz.

 

 

                                                               -oOo-

 

 

Un mot sur Thyde Monnier née à Marseille en 1887, morte à Nice en 1967, auteure aujourd'hui oubliée mais qui connut en son temps une certaine célébrité tant pour ses écrits que pour son militantisme féministe (avant Simone de Beauvoir) suite à deux mariages malheureux.  Elle avait présenté à Giono qui le corrigea le manuscrit de son premier roman "La rue courte" avant sa parution en 1937.  Dédié "à Jean Gino, mon maître", il fut la révélation littéraire de l'époque et fut primé.  Mais Thyde Monnier reste plus connue aujourd'hui pour son roman-cycle "Les Desmichels" dont certains épisodes furent portés à l'écran (télé et cinéma). Elle fit de fréquentes visites à Manosque.

Giono était alors âgé de quarante deux ans, marié et père de deux filles. Elle de cinquante ans, divorcée deux fois, sans enfant et collectionnant les amants.  Son amitié pour Giono ne devait  pas aller plus loin mais, après avoir tenté en vain du côté du jeune peintre Serge Fiorio, son cousin, âgé de vingt-six ans,  elle jeta son dévolu sur son ami et protégé, Pierre Magnan, alors âgé de dix-huit ans et qui s'essayait à l'écriture.  Elle devint sa maîtresse et son égérie une dizaine d'années.

Ci dessous un poème de Thyde Monnier  (à Serge Fiorio) :

 

Moi, c'est au temps brûlant des moissons, des orages

Que je suis née tandis que, de tous les villages de Provence,

Flambaient les feux de la Saint Jean.

Il fallait que je naisse ainsi, c'était urgent,

Que je prenne ma part des tourments de la terre

Et sa calcination au soleil, des tonnerres

Auxquels toute une vie n'a su me résigner.  

Il fallait que je voie sur mon berceau saigner,

Comme d'autres ont eu la pluie, des feuilles mortes.

La résine des pins à l'odeur âpre et forte

Dominant le parfum des genêts dont le vent

Brasse sous un ciel bleu des essaimés d'or mouvants.

Il n'était pas marqué sans doute que je puisse

Naître la veille ou le lendemain du solstice,

Il me fallait le jour où s'affirme l'été

Pour me donner ce goût de mon éternité

Que chaque heure, en un vol sournois, va me reprendre

Et qui toujours, phénix, rejaillit de ses cendres.

Le blé terrestre était un océan d'épis,

Le mistral sur la mer drainait de blanches voiles,

Les belles nuits brillaient des plus larges étoiles

Et tous ces dons entraient dans mes sens.

Et tant pis si j'en fus composé d'une âme trop ardente,

D'un esprit trop avide et d'un cœur trop sensible.

Dès cette première minute où je suis née,

Me fit me consumer pour toutes mes années

Dans le cruel brasier de la passion de vivre.

 

 

                                                                       -oOo-

 

 

Mais aussi sur Serge Fiorio lui-même.

Sa famille d'origine piémontaise était venue s'installer en 1924 à Taninges en Haute-Savoie exploiter une carrière pour le chargement des routes et des ouvrages de maçonnerie.  

Serge né à Vallorbe en 1911 avait donc seize ans de moins que son grand-cousin Jean Giono. 

Dès quatorze ans il commença à travailler comme ouvrier à  la carrière de ses parents.  Il était naturellement doué pour le dessin et aux pauses il dessinait son lieu de travail et ses compagnons ouvriers. 

Or Giono venait passer de temps en temps des vacances familiales à Taninges et avait remarqué le talent de Serge.  Il en parla à une de ses connaissances, le peintre savoyard Rey-Millet, qui voulut rencontrer Serge et l'encouragea à peindre.  Un autre peintre local, Eugène Martel qui habitait le Revest-du-Bion, s'intéressa aussi à lui et à ce qu'il faisait.  Serge se lança ainsi dans la peinture en parfait autodidacte avec son style à lui.

Mais la guerre survint et il fut mobilisé dans le génie en 1939. Démobilisé avec son frère Aldo, tous deux allèrent s'installer dans le Tarn pour y exploiter une ferme (la ferme du Vallon) tout en aidant les résistants du coin.  

Serge retourna en Hte-Savoie pour s'installer au Plateau d'Assy et s'y consacrer à la peinture louant un studio à un couple de pharmacien. 

Il y avait là un sanatorium où Marie Curie était décédée en 1934 et où le musicien russe Igor Stravinsky avait séjourné et avait composé une de ses œuvre.

Luc Dietrich, poète, écrivain et photographe né en 1913, grand ami de Lanza del Vasto, philosophe, poète et militant de la paix, futur fondateur de la communauté de l'Arche, vint s'y faire soigner peu de temps avant sa mort.  Ayant rencontré Serge Fiorio et appréciant ses toiles il parla de lui à son ami Lanza qui voulut absolument le rencontrer.  Ce qui arriva à Toulouse devant la cathédrale.  Luc mourut trois ans plus tard à 31 ans.

Serge Fiorio alla ensuite s'installer à Montjustin où résidait déjà Lucien Jacques et où s'acheva le restant de sa vie en 2011 (presque centenaire) non sans avoir été élu maire de la petite commune en 1983 .    

 

 

 

 

 

 

   

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4 avril 2022 1 04 /04 /avril /2022 16:45

"Un roi sans divertissement" roman de Jean GIONO dont j'ai parlé par ailleurs est paru en 1947. Il en avait conçu l'idée deux ou trois ans auparavant lors de vacances dans le Trièves à Lalley où il avait ses habitudes.  Il s'adonnait souvent depuis la guerre à la lecture de romans policiers, collection le Masque, série noire. Il disait que ça lui changeait les idées. Il se pourrait même qu'il en ait été influencé dans sa technique d'écriture et pour le déroulement du drame dans ce livre..

Car il s'agit d'un roman noir, roman du mal où ce mal n'est plus extérieur (la guerre, le choléra, les forces de la Nature) mais en l'homme, et en tous, même chez les meilleurs. Et ce mal, on pourrait l'écrire avec un grand M, c'est l'ennui, mais pas n'importe lequel, l'ennui existenciel, dont il faut se divertir (ce dont parlait Pascal : "un roi sans divertissement est un roi plein de misère") sous peine de mort.  Pour la plupart des hommes cet ennui n'est que peu ressenti dans le cours de leur vie ordinaire avec ses tracas, ses bonheurs et ses malheurs, petits ou grands, qui suffisent à le dissiper.  Et ça s'arrête là. 

Mais pour le "roi" dont parle Pascal ça ne suffit pas.

C'est cette réflexion de Langlois à Monsieur V devant  son intérieur cossu et en présence de sa femme et de son fils : " Et ça ne vous suffit pas ? " et V de lui répondre : "Et ça vous suffirait à vous ? ".   V qui semble l'avoir percé le renvoit ainsi à lui même et le force à s'interroger.  

Langlois découvre chez Monsieur V une fascination du meurtre qui au demeurant n'a rien de sadique ni de sexuel, rien que le fait (ici le "plaisir" osons le mot) d'ôter une vie, de couper un souffle (il étrangle ses victimes à l'aide d'un lacet de cuir). 

V découvert, celui-ci ne cherche pas à se dérober, il laisse volontairement Langlois le suivre en ralentissant son pas et jusqu'en vue de sa maison. 

Il est prêt à le suivre à son tour mais suggère à Langlois que, s'il veut abréger l'affaire, il va prendre sur lui son pistolet qu'il fera mine d'utiliser contre lui (mais en le ratant volontairement) ce qui "autorisera" Langlois à lui tirer les deux coups de pistolet qu'il tient au chaud sous sa capote. 

De lui-même Monsieur V s'arrête à un endroit favorable pour le scénario un peu à la sortie du village. 

Au fond, pour Langlois et pour V, c'est comme s'ils s'étaient mutuellement rendus service.  

Mais c'est au tour de Langlois d'être "contaminé" par cet ennui dont il va chercher à se débarrasser mais qui le poussera vers la même tentation que celle de Monsieur V,  le meurtre pour le plaisir.  Et c'est pour éviter d'y céder qu'il se fait justice en fumant une cartouche de dynamite.  

Ce roman choqua plusieurs de ses amis et admirateurs et parmi  ceux qui lui étaient les plus fidèles.  Ils ne comprenaient tout simplement pas, ils n'imaginaient pas Giono aborder un tel sujet.

La critique elle même fut très réservée. 

Giono avoua plus tard à Jean Amrouche qu'avant la guerre il faisait confiance en l'homme mais que cette période était révolue. Désillusion suite sans doute à ses démêlées  avec la justice et ses deux internements pour ses idées pacifistes, anti-guerre.

Une dizaine d'années plus tard, Giono s'étant entretemps intéressé au cinéma et ayant créé sa propre maison de production, écrivit le scénario d'un projet de film tiré de son roman "un roi sans divertissement".

Il en confia l'adaptation à Alain Allioux et la réalisation à François Villiers  tous deux ayant déjà travaillé pour lui avec le film "l'eau vive". Pierre Fresnay devait y jouer Langlois (mauvais choix selon moi).

Le tournage du film était prévu pour 1959 dans le Briançonnais mais finalement il ne se fit pas. 

Le projet ressortit pourtant en 1962 et c'est Giono lui-même qui alla reconnaître le nouveau terrain de tournage sur le plateau d'Aubrac cette fois. Il avait réécrit son scénario après relecture de son livre en le remaniant quelque peu.

Pour la mise en scène, Roman Polenski fut pressenti mais ce fut finalement François Leterrier avec qui Giono fut particulièrement exigeant sur les couleurs, celles-ci devant se limiter strictement au noir (celui de la nuit), au blanc (celui de la neige omniprésente), au gris (celui du ciel, invariablement) et au rouge (celui du sang) en accord avec l'atmosphère oppressante du roman.

Claude Giraud jouait Langlois (très convainquant) et la chanteuse Colette Renard Clara (tout autant).  Quant à Charles Vanel dans le rôle du procureur, génial !

Ce fut Jacques Brel qui composa, paroles et musique, la complainte par laquelle commence le film. Etait-ce le choix de Giono ?  Elle est magnifique en tous les cas et "colle" absolument au sujet.  

Le tournage débuta en Février 1963, en plein hiver, Giono se rendant fréquemment sur place et tenant un journal du tournage. 

Si le roman n'avait pas "emballé" car difficile et elliptique, le film n'eut pas davantage de succès, boudé par le public et la critique.  Seul le poète Jean Cocteau fut enthousiaste le trouvant superbe de par ses scènes de solitudes hivernales et de vie paysanne calfeutrée des rares habitants, ne voyant la lumière du jour (et encore !) que  sept heures par jour et sept mois de l'année. 

Mais "un roi sans divertissement" devait connaître une troisième version dans une émission radiophonique en dix épisodes sur  une adaptation d'Alain Allioux avec Raymond Pellegrin dans le rôle de Langlois, Rosy Varte et François Chaumette.

Je l'ignorais mais je viens justement d'écouter cette émission repassée sur France Culture. De grandes libertés y sont prises par rapport au roman et au film, surtoût à la fin. Un peu trop selon moi et je me demande ce qu'en avait pensé Giono, encore vivant, si tant est qu'on lui ait demandé son avis. 

 

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26 juillet 2020 7 26 /07 /juillet /2020 09:50

Quand Jean AMROUCHE écrivit à GIONO en Mars 1952 pour lui proposer une série d'entretiens radiophoniques, les deux hommes se connaissaient. 

En effet, la soeur de Jean AMROUCHE, Marguerite-Taos et son mari  le peintre André BOURDIL, avaient séjourné à Manosque en 1948 grâce à Giono qui les avait reçus chez lui d'abord puis aidés à trouver un logement dans le coin.  BOURDIL y venait pour peindre mais leur proximité de GIONO fit qu'ils eurent le temps de faire plus que connaissance . 

Ces "entretiens" allaient donc mettre en scènes trois personnes : Giono, l'interviewé, Jean AMROUCHE et sa soeur Marguerite Taos les interviewers.  

Rappelons d'abord qui étaient ces deux derniers, cet article devant s'attacher plus particulièrement à Taos.

Jean el Mouhoub AMROUCHE naquit le 7 février 1906 en Algérie (Kabylie) dans le petit village d'Ighil Ali, région d'Akbou dans la vallée de la Soumam, d'une famille kabyle mais christianisée et francisée, ce qui demande dès maintenant une explication. 

En effet, sa mère, Marguerite Fadhma Aït Mansour née en 1882, n'avait pas été reconnue par son géniteur déjà marié, donc considérée dans la communauté kabyle comme enfant illégitime. 

La mère de Fadhma, Aïna Aït Larbi, avait élevé son enfant seule, isolée et méprisée, jusqu'à ce que la petite ait l'âge de trois ans et qu'elle la confie à des religieuses "soeurs blanches" parmi lesquelles elle allait être élevée, instruite et convertie au catholicisme recevant le nom de baptême de Marguerite. Ayant passé son certificat d'études en 1892, à l'âge de dix ans, elle retourna un temps chez sa mère qui lui apprit les coutumes et chants kabyles. Puis elle partit travailler à l'hopital des soeurs missionnaires de Notre Dame d'Afrique où elle devait rencontrer un kabyle, lui-même d'une famille christianisée, élevé et instruit chez les "pères blancs", Antoine Belkacem AMROUCHE qu'elle épousa en 1898. 

Le couple eut huit enfants dont Jean el Mouhoub (1906-1962) et Marie-Louise Taos (1913-1976). 

La famille vêcut au début en Kabylie mais, ne s'y sentant sans doute pas admise du fait de leur religion et de leur éducation française, elle  devait quitter l'Algérie en 1910 pour aller s'installer en Tunisie (alors protectorat français)  où elle put obtenir de plein droit la nationalité française et  où elle demeura quarante ans. 

Marguerite Fadhma, gardant toujours la nostalgie de son pays, devait entreprendre vers 1930 aidée par son fils Jean et sa soeur Marie-Louise Taos de traduire en français les chants et poèmes berbères, appris auprès de sa mère, et conservés jusque là par la tradition orale. Elle même composait des poèmes que reprendront plus tard ses deux enfants. 

Il était important, comme on le voit, de revenir  sur ce passé pour comprendre les deux terme de "christianisé" et "francisé" utilisés précédemment. 

Jean, comme sa soeur, étaient donc de double culture depuis l'enfance mais, tout au long de leur parcours respectif (et celui de Jean allait être particulièrement brillant), leurs racines berbères demeurèrent en eux toujours vivantes.  

Revenons-en à Jean.

Après de très bonnes études secondaires au collège Allaoui de Tunis, il fut admis en 1921 à l'école normale d'instituteurs de la capitale tunisienne  puis en 1924 nommé instituteur à Sousse. Reçu au concours d'entrée à l'école normale supérieure de Saint-Cloud, il quitta la Tunisie pour Paris en 1925 où il resta trois ans. Nommé professeur de lettres aux lycées de Sousse, puis de Bône (Algérie) enfin de Tunis, il fit des rencontres littéraires et publia ses premiers poèmes au cours des années 1930, animant également des émissions littéraires sur Radio Tunis. Entre temps  il avait épousé une collègue professeur de lettres comme lui, Suzanne Molbert, d'une famille installée à Alger depuis 1840.  Ils eurent un fils Pierre qui devint antiquaire.

Au cours de la seconde guerre mondiale il rencontra à Tunis André GIDE qui devait l'introduire dans les milieux gaullistes d'Alger où il travailla pour Radio-France en 1943/44. Puis il fut nommé directeur de la revue littéraire l'Arche, d'abord à Alger puis à Paris où il commença à travailler pour la Radio Diffusion Française dans des émissions où il invitait de grands noms de la pensée française, des romanciers, poètes et  aussi des peintres. 

C'est en 1949 qu'il inaugura avec André GIDE un genre d'émission radio original : la série des entretiens.  En 1951 ce fut au tour de Paul CLAUDEL puis de François MAURIAC en attendant la réponse de GIONO qui avait demandé des précisions sur l'émission et qui finalement accepta.

Parlons maintenant de la soeur de Jean, de son vrai nom Marie-Louise Taos, plus couramment appelé Taos AMROUCHE mais aussi Marguerite-Taos, Marguerite étant le prénom chrétien de sa mère en souvenir de l'héritage culturel berbère  qu'elle lui avait transmis.

Elle naquit le 4 Mars 1913 à Tunis où la famille avait émigré en 1910 comme nous l'avons vu.  

Elle fit à l'exemple de son frère de bonnes études mais jusqu'au Brevet Supérieur seulement. 

Elle fut admise à la Caza Velasquez de Madrid pour y faire des recherches sur la survivance en Espagne des traditions berbères et c'est là qu'elle rencontra celui qui devait devenir son mari, le peintre André BOURDIL, qui s'y trouvait comme boursier de l'Académie des Beaux Arts. Lui-même était passionné de culture berbère depuis un voyage en Kabylie, ce qui dut les rapprocher.  Et ils décidèrent de se marier.

A l'expiration de la bourse d'André, le couple s'embarqua pour la Tunisie où il fut accueilli par la famille AMROUCHE. André put trouver un poste de professeur de dessin dans un lycée et en décembre 1943 leur naquit une fille, Laurence, qui plus tard devint actrice, débutant au théâtre dans la Compagnie Pitoëf.

Jean AMROUCHE ayant fait la connaissance d'André GIDE réfugié en Tunisie en 1943, André BOURDIL eu l'occasion de peindre son portrait qui est resté célèbre. 

Rentré en France, le couple et leur fille  s'installèrent à Paris où Marie-Louise allait se consacrer aux chants berbères de Kabylie  hérités de sa mère, les interprètant en tenue locale sur diverses scènes (et notamment au Festival des Arts Nègres de Dakar en 1966  mais, par contre, non invitée à celui d'Alger en 1969) dotée d'une voix remarquable dans cette langue amazygh moins gutturale  que l'arabe. Elle en enregistra également sur plusieurs disques. Elle devait aussi participer à la fondation de l'Académie Berbère de Paris. Vers la fin de sa vie, elle fut très lié au grand chanteur kabyle Idir récemment décédé lui aussi..

Parallèlement, elle avait entamé une carrière littéraire s'inspirant des contes, légendes et chants berbères transmis par sa mère Marguerite (dont elle adopta dès lors le prénom chrétien) tout en y mêlant ses expériences personnelles de femme quant au déracinement, à l'exil, à la solitude, mais aussi y exprimant le besoin d'émancipation des femmes étouffées par la tradition.  Après "Jacinthe noire", publiée en 1947 et qui la consacra première romancière algérienne d'expression française, devaient suivre : "la rue des tambourins" (1960), puis "le grain magique" (1966), "solitude ma mère" (1995). Quant à "l'amant imaginaire" qui s'inspire précisément de sa passion amoureuse pour Giono, il ne devait paraitre qu'en 1977  soit 7 ans après la mort de Giono et un an après sa propre mort car Giono s'était opposé à sa parution.

Elle fut elle-même interviewée dans ses radioscopies par Jacques Chancel en 1975 juste un an avant sa mort. 

Voici donc campés nos trois personnages au moment où vont débuter ces fameux "entretiens" GIONO-AMROUCHE de RTD au cours de l'été 1952, enregistrés d'abord à Gréoux-les-Bains où Giono passait des vacances  en famille puis à Manosque chez lui au Paraïs

Ecore faut-il dire un mot sur la genèse de ces "entretiens" avec Giono. Elle fut plutôt difficile, voire controversée.

L'idée en revenait naturellement à Jean AMROUCHE dans le cadre de ses émissions radiophoniques mais appuyé fortement par le couple BOURDIL qui, on l'a vu précédemment, avait été très bien accuilli à Manosque par Giono et, pour sa part, Marguerite-Taos avait été séduite, voire subjuguée déjà par lui, début d'une passion dévorante fort mal partagée au demeurant.  Le producteur en sera donc André BOURDIL et il était aussi convenu que son épouse participerait aux entretiens avec son frère. Stipulé également que ces entretiens devraient ultérieurement faire l'objet d'un livre chez Gallimard. 

Avec Gide et Claudel, Jean AMROUCHE avait eu à faire à des écrivains âgés, consacrés depuis longtemps, en fin de carrière et de bilan disons, et qui s'étaient laissés faire.  Il n'en allait pas être de même avec Giono, beaucoup plus jeune (57 ans) encore en pleine création, forcément beaucoup plus exigeant.  

La première série d'enregistrements ne se déroula pas sans  heurts ni énervements de la part de Giono, agacé parfois par certaines questions qui lui font surnommer AMROUCHE "l'Amrouche du coche".  De même vis à vis de Marguerite-Taos qui coupait souvent la parole à Giono mal à propos ou juste au moment d'aborder un point important. 

André Bourdil devait se brouiller lui-même avec Jean Amrouche et se détourner du programme pour faire cavalier seul avec une adaptation du Hussard sur le toit avec Gérard Philippe et Jeanne Moreau.

Les premières émissions à la radio débutèrent début 1953 mais c'est Giono qui à son tour piqua sa crise à propos de certains passages qu'il prétendait avoir été rajoutés parlant même de poursuites judiciaires.  Il faut dire que Giono y était allé largement de sa faconde voire de ses "affabulations" et dût le regretter parfois.

La musique d'accompagnement n'était pas du tout à son goût non plus. Néanmoins, cette première série rencontra un grand succès si bien qu'on décida de faire sept émissions supplémentaires. Mais cette fois Giono était bien décidé à faire des coupures quand il le faudrait et chargea un ami introduit dans le milieu radiophonique d'avoir l'oeil sur Amrouche et "la Taos" vis à vis de laquelle en particulier il ne se montra pas tendre du tout, en parlant comme d'une "harpie", d'une "grenouille", d'une "chipie", d'une "poule infumable" !... en bref l'emmerdeuse.

Qu'elle ait été un peu trop envahissante, certes mais là quand même ... 

Et pourtant ... c'est bien à partir de là qu'elle semble s'être follement éprise de lui et que débuta ses "carnets intimes" qui ne furent révélés au public que plusieurs années après sa mort.

Cette fascination pour Giono remontait déjà peut être à 1948 où les Bourdil étaient venus séjourner en famille à Manosque et se trouvaient très proches des Giono. 

Giono avait dû prendre un luxe de précautions pour ne rien laisser paraître de leurs relations entouré qu'il était par la famille, d'ailleurs Taos s'en plaint dès le début de ses carnets.   Les enregistrements de 1952 avaient dûré près de vingt jours, quasiment sans interruption.  Puis en 1953 il y avait eu  sept nouveaux enregistrements à domicile. 

Elise et ses deux filles (alors âgées de 27 ans pour Aline et 19 ans pour Sylvie) en furent-elles dupes ?

Ses passades précédentes avaient Paris ou Marseille pour cadre, à l'occasion de rencontres avec ses éditeurs, mais là, dans une petite ville comme Manosque ...  

Après les lettres  à Blanche Meyer puis les révélations de Pierre Citron (dont j'ai parlé précédemment sur ce blog), ce sont ces carnets de Marguerite-Taos, non destinés à la publication et où elle se lâche, qui en rajoute encore au chapitre "mystérieux" de  "Giono et les femmes". 

Mais précisons ici encore que, hormis celle d'avec Blanche qui dura jusqu'à sa mort (même si en grande partie épistolaire) et eut une profonde influence sur son écriture (ce que l'on a appelé sa deuxième manière), les autres liaisons de Giono ne furent que des passades, rien de plus, qu'il les ait vraiment cherchées ou pas.

Il semblerait même qu'il y ait été plutôt ... "embarqué".

Celle d'avec Taos semble pourtant avoir été plus... corsée, tout en "cohabitant" avec  Blanche (et elle le savait et la jalousais) mais cette dernière fut véritablement sa "muse" et nulle autre. 

Giono et Taos ne pouvaient avoir d'atomes crochus je pense hormis sur le plan physique, la différence de culture était trop grande.  

Si, d'après ce qu'il s'en dégage, ces carnets ne sont pas à la gloire de Giono dont, naïvement, elle attendait plus que de rares moments d'extase physique, ils ne se ramènent pas pour autant exclusivement à lui mais abordent bien d'autres choses de sa vie, ses difficultés, ses espoirs et désespoirs, avec en plus la maladie qui la rongeait, et puis elle n'a pas écrit que celà, 

Bien que s'étant émancipée elle-même, Taos n'en demeura pas moins ancrée dans la tradition qu'elle dénonçais par ailleurs vis à vis de ses compagnes restées au pays.  Revendiquant sa francitude et sa chrétienté, elle n'en était pas moins écartelée entre ses deux cultures. 

Avec sa voix forte et incantatoire, elle apparait comme une figure antique de la tragédie grecque.  

C'est à l'initiative de sa fille, Laurence Bourdil, que Yamina Mokaddem (docteur en sémiologie et chargée de cours à l'Université d'Alger) fit paraitre les "carnets" dans sa collection "littérature française" dirigée par Joëlle Losfeld (Gallimard), quatre cahiers d'écolier de couleur différente et portant sur les années 1953/1960, avec une Présentation de Yamina Mokaddem elle-même et que je vais citer ici : 

"... Peu de femmes peuvent être comparées à Taos Amrouche telle qu'elle se révèle elle-même dans une introspection menée avec lucidité et vérité pendant sept années de sa vie de 1953 à 1960, quasiment au jour le jour. 

................

Tels sont ces cahiers où, pour les transcrire, nous sommes entrés  presque par effraction tant ils nous sont apparus comme un temple inviolable au sein duquel le secret de l'écriture de l'auteure, son expression de l'unique et de l'intime , allait être et était dévoilé. 

C'est d'ailleurs par cette écriture intimiste qui caractérise la vie de Taos qui a été le moteur de toute sa vie et qu'elle dit s'être pleinement réalisée comme elle se réalisa aussi avec une même passion dans les chants berbères de Kabylie, transmis par sa mère, Fadhma Aït Mansour Amrouche, qu'elle porta toute sa vie comme un feu sacré.

................

C'est en cela que Taos se situe bien dans la lignée des femmes ancestrales de sa terre maghrébine natale comme figure archétypale de celles qui vont suivre, celles qui luttent, qui résistent, qui souffrent mais qui aspirent et croient toujours à la vie en assumant leur destin.

C'est en celà qu'elle rejoint les grandes figures antiques méditerranéennes qui laissent des traces et nous font encore rêver."  

 

 

 

 

 

 

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4 mars 2014 2 04 /03 /mars /2014 13:49

Giono je l'ai découvert en 1957 (il avait alors 62 ans) avec « un de Beaumugne » (bon choix pour commencer mais je n'y étais pour rien) écrit à trente ans. Douze ans avaient passé depuis la fin de la dernière guerre mondiale, trente neuf ans depuis la première, histoire de rappeler simplement que les temps avaient beaucoup changé. Dans la foulée, je lus « Colline » puis « Regain », ces trois romans « paysans » formant ce qu'on a appelé la « trilogie de Pan » qui le fit connaître à la ville (Paris) et au monde... pour ainsi dire. Un Giono « première manière », expression qui lui déplaisait d'ailleurs, mais qu'il devait abandonner à partir de l'après guerre 39/45. Certains commentateurs parlèrent même de « rupture » tant cette transition apparaît nette, ce qui avait le don de l'énerver et ce à quoi il répliquait laconiquement que cette « apparence » tenait au fait qu'avant il s'intéressait davantage à ce que faisaient ses personnages plutôt qu'à ce qu'ils pensaient. Sans vouloir l'admettre, il y avait eu à la base la déception suite à sa « campagne » antimilitariste de 1939 (lui ayant valu deux incarcérations et de figurer sur la liste des écrivains mis à l'index par le CNE, le Comité National des Écrivains, mais surtout, ce qui ne fut révélé que bien plus tard, le début de sa relation avec Blanche MEYER.

Nota : A propos de ce CNE et pour rendre justice, rappelons qu'il était noyauté par les communistes, que ceux-ci auraient bien voulu « récupérer » Giono dans leurs rangs (sollicité par Aragon entre autres), et qu'ils ne lui pardonnèrent pas d'avoir soutenu Gide à son retour d'URSS dénonçant le stalinisme. Giono ne fit partie d'aucun parti, se voulant alors et avant tout pacifiste, contre la guerre qui s'annonçait. Les zélés de « l'épuration » oublièrent un peu vite que Giono avait caché chez lui un communiste allemand traqué par la gestapo, deux israélites (l'épouse du peintre Max Ernst et un pianiste Hans Meyerowitz) et, à sa fermette des environs de Manosque, plusieurs réfractaires et des maquisards des Basses Alpes.

Cela a été déjà dit mais peut être pas assez, Giono à ses débuts fut très influencé par la découverte qu'il fit en 1924 des « Feuilles d'herbe » du poète américain Walt Whitman. Curieusement, peu de temps après cette lecture d' « un de Beaumugne » en Écosse grâce à un camarade, je fis moi même la découverte de Whitman à la bibliothèque du Centre Culturel Américain de Tours. L'exemplaire des « Leaves of Grass » était en anglais mais j'étais suffisamment avancé dans la langue pour que cette poésie me soit compréhensible, pour différente, mais alors totalement, de ce que j'avais lu jusqu'ici (notamment les Romantiques). J'aimerais d'ailleurs revenir sur Walt Whitman, plus tard, j'en dirai ici juste un mot.

Whitman (1819-1892) a surgi dans la littérature américaine du XIXème siècle comme un phénomène tant sa poésie est apparue tout à fait nouvelle, dans la forme comme dans le fond, résolument américaine, chantant en longs vers libres d'une grande puissance d'évocation, souvent incantatoires et porteurs de messages, une Amérique populaire, démocratique, n'ayant pas peur des mots voire des plus crûs, ni de sujets scabreux. Ralph Waldo EMERSON, le penseur américain de l'époque, reconnut immédiatement en lui celui qu'il appelait de ses vœux, un grand poète national qui saurait s'affranchir de l'influence européenne (« Nous avons trop longtemps écouté le langage châtré des Muses d'Europe » avait-il écrit). Quand il dit « je », Whitman ne s'identifie pas seulement comme auteur mais ce « je » se veut à la fois individuel et collectif, englobant tout et tous, jusqu'à la nation américaine toute entière, embrassant le monde entier et même l'univers devançant ainsi l'astrophysicien Hubert REEVES nous qualifiant de « lointains petits fils des étoiles ».

Mais revenons au sujet.

Avant la parution de « Colline » en 1929, Giono avait déjà écrit, dès quinze ans, juste avant qu'il entre au Comptoir d'Escompte de Manosque, « Apporte Babeau ... » sorte d'essai littéraire, puis ce fut un roman genre médiéval « Angélique » qu'il abandonna. Démobilisé en 1919, ayant repris son poste à la banque, s'étant marié l'année suivante à Élise Maurin qu'il connaissait depuis ses années de collège, il écrivit plusieurs poèmes en prose qui parurent dans « la Criée » revue marseillaise où il fit la connaissance de Lucien Jacques publiant lui même dans sa propre revue « les cahiers de l'artisan » où il fit paraître « les larmes de Byblis » (inspiré des « chansons de Bilitis » de Pierre Louÿs, poète français né à Gand) puis toute une série de poèmes en prose composés en marge de l'Enéide de Virgile intitulée « Accompagné de la flûte », puis « Églogues ». Différents autres textes également dont la nouvelle intitulée « Ivan Ivanovitch Kossiakof » d'après des souvenirs de guerre (reprise plus tard dans « le grand troupeau » puis dans « Solitude de la pitié »). En 1924, comme vu précédemment, il découvrit grâce à son ami poète et peintre Lucien Jacques (qui avait fait lui aussi toute la guerre 14) les « feuilles d'herbes » de Whitman et l'année suivante il commença la rédaction de « Naissance de l'Odyssée » qu'il ne devait terminer qu'en 1927.

Depuis son entrée comme coursier au Comptoir d'Escompte, Giono y avait fait du chemin et était devenu fondé de pouvoir. Dans le cadre de son travail, il était amené à fréquenter les paysans des fermes isolées dans la montagne ou des hameaux et villages environnants pour les démarcher. Un milieu qu'il avait donc appris à bien connaître, humainement et géographiquement, disons. Évidemment, son imagination poétique puisait abondamment dans ces déplacements. Et puis, à force de fréquenter Homère et Virgile qu'il emmenait avec lui en balades dans les collines avoisinant Manosque, il y avait en quelque sorte transplanté la Grèce antique, la peuplant de ses dieux tutélaires et surtout de ce grand Pan, mi homme mi bête, protecteur des troupeaux et des bergers que Giono fréquentait aussi. Il était devenu sensible aux forces telluriques qui parfois se manifestent et menacent d'anéantir les petits hommes vivant accrochés dans les poils de la Terre, pour parler à sa manière. « Colline » en particulier s'inscrit dans ce registre, débutant plus comme un poème en prose qu'en un roman :

« Quatre maisons fleuries d'orchis jusque sous les tuiles émergent de blés drus et hauts.

C'est entre les collines, là où la chair de la terre se plie en bourrelets gras.

Le sainfoin fleuri saigne dessous les oliviers. Les avettes dansent autour des bouleaux gluants de sève douce.

Le surplus d'une fontaine chante en deux sources. Elles tombent du roc et le vent les éparpille.

Elles pantèlent sous l'herbe, puis s'unissent et coulent ensemble sur un lit de jonc.

Le vent bourdonne dans les platanes.

Ce sont les Bastides Blanches.

Un débris de hameau, à mi chemin entre la plaine où ronfle la vie tumultueuse des batteuses à vapeur et le grand désert lavandier, le pays du vent, à l'ombre froide des monts de Lure.

La terre du vent.

........................

Lure, calme, bleue, domine le pays, bouchant l'ouest de son grand corps de montagne insensible.

Des vautours gris la hantent.

Ils tournent tout le jour dans l'eau du ciel, pareils à des feuilles de sauge.

Des fois ils partent pour des voyages.

D'autres fois, ils dorment , étalés sur la force plate du vent.

Puis, Lure monte entre la terre et le soleil, et c'est, bien avant la nuit, son ombre qui fait la nuit aux Bastides Blanches. »

Ça vous met sous le charme.

« Un de Beaumugne » s'inscrit lui comme un véritable roman, centré sur deux personnages, trois avec le récitant, « Regain » se situant un peu entre les deux, histoire de village dépeuplé retrouvant vie par le désir d'un homme qu'une vieille femme va aider à réaliser.

Fin 1929, devant le succès rencontré par sa production littéraire, disposant dans ses tiroirs d'autres livres en train (il eût toujours, selon son expression, « plusieurs fers au feu »), sollicités de partout, confiant dans ses capacités créatrices, Giono, après s'être concerté avec sa femme, décida de quitter la banque pour se consacrer entièrement à l'écriture mais demeurant ancré à Manosque, fidèle à ses amitiés paysannes. Les œuvres de cette période jusqu'en 1935/36 furent : « Naissance de l'Odyssée » (voir à ce sujet l'article « Virgile par Jean Giono » dans « over-blog Latidude Sud ») « Le Grand Troupeau » roman sur la guerre 14 vécu au front par l'auteur et vu de l'arrière pays provençal, « Jean le Bleu » souvenirs d'enfance et de jeunesse, « Solitude de la Pitié » un essai, « Le chant du Monde » récit d'aventures ayant pour cadre principal un fleuve, « Que ma joie demeure » long roman qu'il intitula primitivement « mort du poète » (voir l'article « Que ma joie demeure, 1935» dans « over-blog Latitude Sud »), « Batailles dans la montagne » qui se passe dans la région du Tréminis (Isère).

A la manière de WHITMAN, Giono se veut le chantre de la célébration du bonheur, bonheur simple tiré des choses matérielles, élémentaire en quelque sorte, que seule selon lui peut apporter aux hommes la civilisation paysanne. Il s'en explique très longuement (un peu trop même !) dans « Solitude de la pitié ». En préambule, tout comme Whitman, et presque avec les mêmes mots, il affirme la « beauté de l'individu » :

« Car si l'homme existe, c'est que l'univers le suscite, comme il suscite tout ce qui existe pour exister lui même. C'est pourquoi l'un et l'autre sont indispensables ; c'est à dire ne peuvent pas être pensés séparément. ».

Certains ayant critiqué ses « édens campagnards », il avait répliqué ceci :

« Je trouve là, pour la grande chose paysanne, les mêmes erreurs qui ont gâté tous les efforts sociaux depuis plusieurs siècles. On n'a encore pas le courage cette fois d'aborder de front le vrai problème. Qui a parlé d'édens campagnards ? Quand on parle de la grande chose paysanne, on ne peut pas parler de choses sublunaires. Celui qui cherche un éden ne le trouvera nulle part, même pas où les théories des messieurs qui s'y connaissent sont intégralement appliquées. Et je ne le leur reproche pas. Il y a partout la peine des hommes. Je dis seulement que la grande question est d'avoir une peine à sa taille. Et je dis que, dans la plupart des cas, si le social n'avait pas falsifié les rapports de valeurs, le paysan aurait une peine à sa taille. Et j'ajoute que malgré l'arrogance des temps dévorants où vous essayez de vivre, le paysan en contact avec les valeurs naturelles, faisant son travail naturel, étant le dernier homme sur lequel puissent librement s'exercer les influences du monde, est plus près d'être un homme véritable que l'habitant des villes. Sa paix et son équilibre intérieurs sont des biens que vous avez perdus et que vous pleurez constamment. Et c'est tout ce que je dis. »

Prônant ainsi une « supériorité » de la paysannerie, il s'éloigne de Whitman qui lui englobait tout, villes et campagnes, les champs et les mines, les usines, les entraînant dans une commune et quelque peu barbare « liesse ».

« Autre erreur : la paysannerie n'est pas une classe sociale, c'est une race. Un ouvrier gagne le gros lot à la loterie, il quitte l'usine. Un paysan gagne le gros lot, il reste à la terre, il reste paysan. Les ouvriers qui ont du génie pour leur travail cessent d'être ouvriers ; s'ils ont du génie pour autre chose que leur travail, les arts par exemple, ils cessent d'être ouvriers. Les paysans qui ont du génie restent paysans dans tout ce qu'ils font et à chaque moment de leur œuvre ils pensent paysan. Les paysans de n'importe quel pays sont plus près des paysans étrangers que des ouvriers de leur propre pays. »

« …. Tant qu'on ne laissera pas à l'ouvrier sa beauté individuelle et totale liberté, il sera séparé du paysan par des différences biologiques...... La technique supprime la diversité du travail sous prétexte de supprimer la peine des hommes, elle transforme le travail en besogne, elle augmente le malheur intérieur des hommes qui sont astreints à ces besognes d'où toutes possibilités d'intérêt ou de joie ont été supprimées. L'ouvrier est l'état le plus malheureux de l'homme, il est plus bas que l'état de misère physiologique ; c'est l'homme devenu matière première. Il est incapable d'agir, on le fait agir. Il n'y a pas de civilisation ouvrière ; il y a une civilisation bâtie et qui continue à s'élever sur l'esclavage total de l'ouvrier ; bâtie par d'autres que l'ouvrier, jamais pour des fins ouvrières..... »

Il n'y va pas de main morte, mais on était encore sous le coup du système Taylor, du stakhanovisme, dures réalités qui se sont mécanisées (robotisées) sinon humanisées, heureusement, sans pour autant complètement disparaître dans le monde.

« La civilisation paysanne basée sur la grandeur et la liberté totale de l'individu est plus ancienne que les plus anciennes religions. Elle a tout précédé, elle a tout traversé. Et puis elle s'est faite sans l'argent. Les essais de civilisations modernes techniques et antinaturelles : fascisme, national-socialisme, communisme, datent de vingt ans dans une Europe affaiblie par cinq ans de guerre. L'espoir en la civilisation industrielle date de la guerre et va vers la guerre. La guerre de 14/18 a tué une grande partie des hommes normaux , c à d ayant au moins deux générations paisibles. Ceux qui sont restés vivants n'ont plus rien gardé de leur santé morale et physique et ne peuvent plus être comparés à ce qu'ils étaient avant. Personne ne sort intact de la guerre. » ….............

« Au cœur de la civilisation industrielle technique continue à exister avec ses vieilles lois naturelles la civilisation paysanne. Elle est aussi pure qu'aux premiers âges; elle est obligatoirement paisible ; elle n'a besoin de l'asservissement de personne, elle n'a besoin que de la liberté de tous. Elle n'est la sujette de personne, elle est indispensable à tous. Ce n'est pas une organisation de masses avec des chefs et une discipline mystique, c'est une organisation individuelle avec des hommes chefs d'eux-mêmes et une discipline naturelle. Cette civilisation est la paix. Elle est si complètement la paix et si évidemment que, depuis les premiers temps où les hommes ont commencé à marquer les vérités par des images, la charrue a été opposée à l'épée et chaque fois qu'on a voulu dans l'histoire faire disparaître un soldat on a dit qu'il s'était fait paysan. »

Mais Giono va faire un distinguo de taille

« … au moment de l'ouvrier où le paysan l'aime soudain et le fait sien au fond de son cœur. C'est quand l'ouvrier lui montre que lui aussi sait faire avec ses mains une œuvre indispensable, c'est à dire quand l'ouvrier s'élève au dessus de sa condition ouvrière et devient un artisan ; quand il abandonne la masse technique pour aborder individuellement le problème de l'existence. Il faut beaucoup de noblesse pour s'approcher du paysan et faire amitié avec lui. L'artisan fait amitié avec le paysan et le paysan l'aime et le respecte, car il lui connaît un métier humain qui complète son propre métier. Il y a une beauté extraordinaire dans l'individu (cf Whitman) et l'ouvrier alors s'en habille des pieds à la tête. Son métier devient un instrument de liberté et de noblesse. »

prenant en exemple son père, Piémontais ayant franchi les Alpes, cordonnier de son état, d'abord itinérant avant d'ouvrir une échoppe à Manosque y ayant rencontré une blanchisseuse, Pauline Pourcin, devenue sa femme puis la mère de Jean, enfant unique.

L'inspiration « cosmique » chez Giono est due en grande partie à ses souvenirs des « feuilles d'herbe » exemples :

La première phrase des « grandeurs libres » (in « Le poids du ciel ») : « chuchote la divine vérité » vient du « chuchote la divine mort » de Whitman. De même trouve t'on chez lui l'expression « la terre qui roule » (emprunté à « Chant de la Terre qui roule » de Whitman) ainsi que des emprunts à « Salut au Monde ! » (« Je vois une grande merveille ronde qui roule à travers l'espace » W.W.) et encore (« Je vois d'un côté la partie obscure de la Terre où les dormeurs dorment et de l'autre côté la partie éclairée par le soleil. »). De même dans « le Serpent d'étoiles », trouve-t'on des expressions très « whitmaniennes » comme « la vertigineuse rotation de la terre », « la grande boule du monde », « les forêts mortes après cent millions de tours de la terre ».

Alors qu'il venait de fêter ses soixante dix ans (c'était en 1965), Giono eut une entrevue avec Gilbert GANNE, chroniqueur aux « Nouvelles littéraires », journal créée par les Éditions Larousse disparu en 1985 et dont Jean-François KAHN (plus tard directeur de l'hebdomadaire « Marianne ») fut chef de rédaction. Son article s'intitulait GIONO règle ses comptes et je l'ai conservé jusqu'à ce jour. Une sorte de bilan au soir de sa vie (5 ans avant sa mort en fait) que je vais reprendre en partie. Un Giono en pleine possession de ses moyens et de ses sujets, avec l'humour voire l'ironie en plus.

Question : Pierre de Boisdeffre vient d'écrire un livre sur vous. Une chose m'a frappé, il dit que vous avez changé , distinguant deux périodes au moins dans votre œuvre et vous semblez le nier.

Réponse : Je n'ai pas changé. Le public ou la critique voit une œuvre à un moment donné, mais ne voit pas le travail qui a fait passer d'un point à un autre. Les changements ne sont pas le fait d'un mouvement brusque, mais résultent du passage d'une écriture à une autre écriture.

Commentaire : Voire. Pour tout à fait logique que soit cette réponse, elle ne dit pas tout cependant. La clé de ce « changement » on ne l'aura que 40 ans plus tard par la révélation de sa relation avec Blanche MEYER (voir article « Un secret bien gardé » dans « over-blog Latitude Sud »).

Question : Il est incontestable toutefois que le Giono d'aujourd'hui n'est plus du tout celui de « Colline ».

Réponse : Il n'y a jamais de mutation brusque mais une lente progression qui a lieu dans l'âge et dans l'âme de l'écrivain qui vieillit. Il est incontestable que certains problèmes qui m'intéressaient quand j'avais trente ans ne m'intéressent plus maintenant que j'en ai soixante dix....

Commentaire : ces « certains problèmes » sont évidemment la recherche de la joie panique, le « prêche » anti-moderne aux paysans, le retour à la terre, sa campagne contre la guerre en 1938/39 (sur cette période voir l'article « Précisions » dans « over-blog Latitude Sud »).

Plus loin à propos de cette « rupture » :

« Si tous les textes que j'ai écrits avaient été publiés on ne s'apercevrait pas qu'il y a eu rupture , au contraire il y aurait continuité. Car le passage ne s'est pas fait brusquement de l'un à l'autre, mais petit à petit et pour des raisons qui étaient à la fois métaphysiques et psychologiques. »

Question : Métaphysiques ?...

Réponse : « Oui, on a toujours une métaphysique personnelle. »

Question : la vôtre se rattache à quoi ?

Réponse : « Au sens qu'on donne à tous les mystères qui nous entourent. Mais cela fait partie de la panoplie de l'homme , pas de la panoplie de l'écrivain. Ce que je vous dis doit être sans surprise pour tout le monde. Un berger sur la colline ou un chauffeur de poids lourds de la ligne Cavaillon-Paris a sa métaphysique. Il voit une constellation devant lui, il lui donne une explication, un sens métaphysique»

Question : Vous êtes sans illusions sur l'avenir ?

Réponse : « L'avenir sera tel que je suis très content de mourir avant qu'il arrive. Je suis très content du mouvement actuel parce qu'il me fera trouver bénéfique le moment ou je disparaîtrai. »

Question (la mienne aussi je dois dire) : c'est l'optimisme par l'absurde, non ?

Réponse : « S'il n'y avait pas la mort, la vie serait absurde. J'ai vu mourir des tas de gens, mon père, ma mère, des amis comme Lucien Jacques, sans parler de tous ceux qui ont été tués à la guerre. Ma mère est morte là, sur mon bras, elle avait 87 ans – mais une mère n'est jamais vieille. Je me rendais compte que c'était logique et normal. Quand la mort est naturelle, la mort est heureuse. »

Question : pour vous la mort n'est pas un scandale comme pour Camus ?

Réponse : « Mais pas du tout ! Qu'est-ce que c'est que ce pauvre con de Camus ? Pourquoi la mort serait-elle un scandale ? Ne faisons pas de littérature. Mais si la mort n'existait pas le monde s'effondrerait. »

Commentaire : Absolument pas d'accord sur cette appréciation d'Albert Camus dont il dit, autre part, « ne pas avoir lu une ligne », « avoir jeté seulement un coup d’œil et que ça lui avait paru... indigeste » (sic).

Question : Vous me dites que vous vous protégez en ne participant pas à la vie littéraire, ce qui vous enlève beaucoup de conflits, mais on vient vous voir ?

Réponse : « Quand on vient c'est différent, un chien est toujours plus fort dans sa niche. Alors là il y a une chose qu'il faut bien préciser : l'aventure de 1939 ou de la guerre a été sans aucune prise sur moi. Et déjà la guerre de 14 n'avait pas eu beaucoup de prise. »

Commentaire : Ça c'est à voir !

Plus loin : « C'est à dire qu'ayant fait une sottise une fois, j'ai décidé de ne plus recommencer. Mais ça ne m'a pas marqué. La guerre civile en 1945 non plus et c'était exactement comme sous la Terreur. … Moi je n'ai eu à faire qu'à des Robespierre au petit pied. Ce n'étaient pas de grands fauves.... »

Question : Vous dites toujours que vous n'êtes pas méridional ?

Réponse : « Parce que je ne le suis pas. Je n'aime pas particulièrement ce pays. Et surtout pas le côté « félibre ». Ma mère était Picarde et mon père Piémontais. »

Question:Et ça donne quoi, ça ?

Réponse : « Ça donne moi. Mes parents se sont rencontrés à Manosque. J'aurais pu naître ailleurs. »

Question : Tout de même, Manosque a beaucoup compté dans vos premiers livres ?

Réponse : « Mes pays sont complètement inventés. »

Commentaire : De fait, si Giono s'inspirait des cartes d’État Major de la région (qu'il savait parfaitement lire) et de toutes ses balades, sensations et notes prises dans les collines d'alentour, sur le plan des descriptions il était « impressionniste » beaucoup plus que « figuratif », si l'on peut dire. Giono défiait quiconque de retrouver tel quel tel paysage ou lieu précis. Sa Provence par le fait est toute « imaginée ».

Question sur sa production littéraire :

Réponse : « Quand « Colline » est sorti, j'avais huit livres tout prêts dans mes tiroirs. C'est ce qui m'a permis de signer des contrats simultanément chez Grasset et chez Gallimard avec option sur trois livres. Quand Grasset a protesté, je lui ai dit que je pouvais encore signer une troisième fois avec lui et aujourd'hui même j'ai sept livres terminés qui attendent : deux romans, des portraits, des contes, des carnets qui sont des recueils de chroniques parus dans les journaux. »

Question : A propos, j'en ai lu une sur les exploits des cosmonautes …

Réponse : « Je considère ça comme du cirque. Il ne sortira rien de tout ça. Et tout ce qu'on raconte et qu'on fait , la faim dans le monde, la quête pour le cancer, c'est d'un ridicule ! (sic!) alors qu'on dépense un argent fou pour des stupidités, un stade de cent mille places, à quoi ça sert, vous ne trouverez personne pour faire un hôpital de cent mille places...(vrai) On vous fait croire que vous devez avoir mauvaise conscience parce que trente cinq gauchos ont des cigares trop petits ou ne mangent pas à leur faim … Je m'en fous. »

Commentaire : un peu fort de café ! Ça peut passer pour un sacré égoïsme. Néanmoins un fond de vérité, osons le dire. Pas d'accord non plus sur son jugement catégorique sur l' exploration spatiale.

Question : à soixante dix ans sentez vous le besoin de méditer ?

Réponse : « Pas plus qu'à 69 ou 71 ans. » - après un temps - « et pour faire un jeu de mots je vous dirais que c'est Gallimard qui m'édite. »

EXIT.

GIONO n'était assurément pas aussi « matérialiste » qu'il voulait parfois le montrer mais il est de fait qu'il était assez indifférent en matière de religion. Il prétendait néanmoins être au mieux avec le Cardinal Ottaviani (rencontré à Rome lors d'un voyage en Italie) et avec l'abbé Mugné (un peu « curé des people » en ce temps là, comme de la Morandais aujourd'hui), et avec les curés du coin. Certains ont écrit que le Giono des débuts faisait de la « littérature sans clocher » mais c'était ne pas voir que ses romans se situaient dans des coins perdus, même pas des hameaux, quelques maisons ramassées sur elles mêmes au flanc d'une falaise, abritant deux trois familles, où il n'y avait pas place (matérielle) pour une église et un curé. Cependant le « clocher bleu » de Vachère sert de point de repère (topographique) dans « Regain ».

Pierre CITRON (1919-2010) professeur d'Université en Littérature, spécialiste de GIONO, fit paraître en 1990 une biographie très complète de l'écrivain, la plus complète qui soit en fait, jusque dans sa vie familiale mais ignorant pourtant cet événement que fut la liaison de Giono avec Blanche MEYER tenue longtemps secrète. La « présentation » du premier tome des œuvres de Giono dans la collection « la Pleïade » chez Gallimard où ont prêté leur plume éminente Luce et Robert RICATTE, Pierre CITRON déjà cité, Lucien et Jeanine MIALLET, presque des intimes de la famille GIONO, d’Élise GIONO et de Sylvie DURBET-GIONO en particulier, n'en souffle mot et sans doute sur ordre. Mais je renvoie ici encore au « secret bien gardé » dans over-blog Latitude Sud.

Pierre Citron fut l'un des rares à l'avoir vu un mois avant sa mort. Il venait d'essuyer une nouvelle attaque cardiaque, trois mois à peine avant la précédente. Il l'avait trouvé très amaigri et le visage animé d'habitude presque sans expression. Il lisait alors le « Journal » de Paul Claudel qui avait paru quelques mois plus tôt dans « la Pléïade » et il avait montré à Pierre Citron le passage où il parle de l'absence de goût que provoque chez lui (comme chez Giono alors) les médications qu'il prenait pour le cœur : « Mon cardiologue me fait prendre de la digitaline, dix gouttes par jour. Cela fait disparaître les étouffements, mais aussi l'appétit, le sommeil, la possibilité de penser, de travailler, de prier, le droit de sortir. C'est le commencement. ». Citron avait compris et en le quittant s'était demandé s'il le reverrait. Il mourut dans son sommeil la nuit du 8/9 Octobre 1970, Élise son épouse étant partie quelques jours à Paris chez sa fille aînée, Aline, célibataire qui après avoir été prof d'anglais travaillait chez Gallimard. Le médecin consulté, il n'y avait pas de raison spéciale de s'inquiéter mais, par précaution, Sylvie DURBET-GIONO qui habitait la région vint coucher au « Paraïs », la propriété des Giono, et c'est elle qui le trouva au matin. Il avait soixante quinze ans, l'âge auquel, cinquante ans plus tôt, son père Antoine était mort.

J'emprunterai maintenant abondamment à Pierre CITRON dans la « Conclusion » de sa biographie exhaustive :

« Giono est toujours resté là où le sort l'a fait naître. Peu d'écrivains nés dans une petite ville y sont comme lui morts après y avoir toujours vécu. Jamais il n'a songé sérieusement à se couper de ses racines. Cette stabilité fait partie de sa solidité. Elle implique aussi un certain isolement

Commentaire : Il songea à quitter la France pour l'Amérique en 1946, suite à sa seconde incarcération et à sa mise à l'index par le CNE, au point parait-il que ses éditeurs s'en seraient inquiétés, puis au Vénézuela, mais à l'évidence ce n'était pas sérieux, simple impulsion sous le coup de la rancœur.

« Ce perpétuel « enfermé », dans sa vie quotidienne, dans sa ville, est aussi un perpétuel « évadé », un perpétuel « déserteur », car sa liberté intérieur lui est plus précieuse que tout........ Cette « évasion » est favorisée par une exceptionnelle acuité de tous les sens, que sert un don prodigieux des images et de leur expression que seul Hugo en France a eu au même degré. »

Pierre CITRON était aussi un spécialiste d'HUGO.

« Les sens, avec toute l'intuition poétique qui en émane, sont pour Giono les instruments de la connaissance du monde en même temps que de sa réinvention. Il leur donne le pas sur l'intelligence dont il se méfie (s'agissant de l'intelligence des intellectuels).... Ce qui domine c'est une imagination dont la richesse et la variété sont confondantes dans tous les domaines. D'abord l'invention, les mensonges aussi, tout au long de sa vie quotidienne, le réel n'étant qu'un tremplin pour créer le fictif. A chaque détour de son œuvre apparaissent des sensations, une psychologie, une politique, une géographie, une astronomie, une zoologie, une littérature imaginaires. L'espace et le temps sont eux aussi modifiés, les distances étant en général dilatées et les durées contractées. Les phénomènes naturels sont souvent accélérés, parfois ralentis. »

« Sa vie est celle du travail obstiné et régulier, conduit avec volonté et confiance en soi ; son univers a une épaisseur et une solidité fondamentales mais il est en constante transformation comme ses personnages d'un roman à un autre, comme les titres de ses romans....

Il n'a guère de sens politique non plus, sa vue des événements étant transfigurée par son imagination, bien qu'il ait dès 1936 tout en étant de gauche perçu les dangers du stalinisme. Lui même n'a d'ailleurs pu tenir sa promesse de refuser d'obéir et a payé cher son incursion dans la politique : échaudé par elle en 39, il est résolu à n'en plus faire activement. Resté muet dans ce domaine jusqu'en 42, il se contentera en 43 et 44 d'exprimer ses sympathies pour certaines formes de résistance et d'aider ceux qui sont en danger.

(Il abrita chez lui - plus exactement dans une fermette des environs de Manosque qu'il avait achetée - des réfugiés juifs, des clandestins, des résistants poursuivis)

Mais à la fin de la guerre, certains – avec quelle mauvaise foi ! - passent volontairement tout cela sous silence , et lui reprochent ou de s'être borné à la littérature pure, ou bien pire, d'avoir milité pour Vichy. »

« Voilà pour les constantes principales. Reste l'évolution. Elle a relativement peu affecté le comportement personnel de l'homme resté invariablement, simple, naturel, expansif, gai, bien que complexe et secret en profondeur.

(Sa relation avec Blanche MEYER non plus d'ailleurs, sauf peut être à ses débuts, mais qui tourna vite à une relation épistolaire suivie. Blanche fut plus « la muse » que l'amante finalement)

Certes l'âge, couplé avec les événements de 39/45, a joué son rôle. Le Giono de 35 à 39 extraverti, confiant apparemment en son pouvoir de rayonnement, fait place au sage quelque peu sceptique et désenchanté des dernières années. Le changement est plus considérable chez l'écrivain, mais il est réducteur d'opposer les « deux périodes » de Giono. Il est vrai que cette évolution n'a pas été uniforme. Il est aussi arrivé au monde de Giono de se diviser en deux voies parallèles mais distinctes. Entre 1925 et 39, l'univers des romans proprement dits, presque intemporels, paysans, sans invasion par la technique, sans contexte historique ou culturel, sans ironie ou à peu près, s'oppose à celui des essais et des courts récits, plus ouverts à toutes ces parts du réel qui sont exclues des romans. De même entre 45 et les années 50, celui du « cycle du Hussard » , illuminé par la présence d'Angélo et de Pauline, personnages stendhaliens chargés d'une vibration aérienne contraste avec celui des chroniques, plus sombres, plus exclusivement terrestres, plus aléatoires aussi, car on y est moins sûr de la nature profonde de bien des personnages ; mais les deux espaces ne sont pas entièrement séparés : Giono a fait varier leur frontière, et établi entre eux des passerelles. Giono va aussi, évidemment, d'un monde où la nature, souvent imprégnée de la présence de Pan, se fond de façon dionysiaque en l'homme,

(assez à la manière de Walt Whitman)

à un monde plus centré sur l'humanité, où les descriptions de paysages se font plus brèves ; il finit par s'intéresser davantage aux pensées des hommes qu'à leurs actes. L'absence quasi générale de méchanceté, qui n'est pas l'absence de violence naturelle, caractéristique du Giono d'avant 1939, disparaît ensuite. La révélation de la présence prédominante de « salauds » parmi les êtres humains, de l'existence du mal à l'intérieur de chacun, a lieu pendant la guerre. L'optimisme de Giono sur l'homme, ébranlé en profondeur mais intact en surface de 1935 à 1939, fait place ensuite à un pessimisme assez radical qui ne laisse émerger qu'une aristocratie restreinte des âmes. Le personnage du sauveteur ou du sauveur de la collectivité, après 39, ne s'incarne plus vraiment, ni en lui, ni en ses personnages. »

« Avec sa sympathie pour les paysans et les artisans, son horreur de la guerre, de la souffrance, de l'injustice, Giono a toujours au fond de lui regardé avec inquiétude l'évolution de l'humanité. La clé la plus sûr de son œuvre est sans doute dans « Jean le Bleu ». Il a conservé de son enfance dominée par la belle figure de son père une profonde nostalgie : cet âge d'or est resté pour lui la mesure de toutes choses. L'avenir est demeuré pour lui sujet d'inquiétude, plus ou moins vague, selon les périodes. La seule période où il ait fugitivement exprimé l'espoir d'un avenir heureux, c'est celle de 1934-35, celle de « Que ma joie demeure » et des « Vraies Richesses ». Avant, le monde est comme intemporel ; après, son avenir sera obscurci de mille nuages, dans les lettres ou dans l'art à la mode, dans la politique qui l'a frappé de plein fouet, ou dans la technique qui gagne de toutes parts autour de lui. N'importe : avec orgueil et gaîté, il se veut du côté des vaincus. »

St Benoit – 15/2/2014

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17 janvier 2014 5 17 /01 /janvier /2014 11:04

J'ai écrit travail mais il faut y ajouter le mot plaisir car chez Giono les deux vont de paire. Jamais l'un sans l'autre, soixante années durant.  Depuis l'enfance, il garda une vénération pour le métier d'artisan comme celui de cordonnier qu'exerçait son père, Antoine.  Il a dit de lui même qu'il n'était en fait " que plume, encre et papier" et jamais de sa vie il ne changea de "matériaux" : toujours le porte plume fin comme un calame, toujours la même couleur d'encre, toujour la même qualité de papier. Le stylographe, connais pas, ni la machine à écrire laissant celà à son épouse Elise et ses deux filles, Sylvie et Aline, pour transcrire ses manuscrits.  Qu'aurait-il pensé de l'ordinateur portable et du traitement de texte ? De ce point de vue il s'est effectivement comparé à un artisan : prendre le porte-plume, le tremper dans l'encrier, carresser le papier avant de commencer à le noircir de sa belle écriture. Un plaisir, physique. Ainsi commençait les journées dès 7/8 heures du matin chez cet homme dont pas une ne se passa (ou presque) sans écrire, tenant en celà du moine copiste dans son scriptorium. Mais attention, pas ascète pour autant, loin de là, sensuel, aimant la vie et les bonnes choses et d'ailleurs, à le lire, on n'en saurait douter. Il s'octroyait quand même quelques vacances en famille, pas bien loin de Manosque d'ailleurs, à Gréoux les Bains près de Montjustin où habitait son ami, poète et peintre, Lucien JACQUE, ou alors à Lalley dans le Triève (Isère). Etant jeune il aimait faire de grandes marches, du vélo sous l'occupation (mais alors c'était plutôt par nécessité). Il n'eut jamais d'auto, ne voulut jamais en entendre parler, daignant quand même rouler dans celle des autres bien qu'il préférait le train pour se rendre à Marseille, Paris beaucoup moins souvent et par stricte obligation professionnelle. Par la suite, après la guerre, il devint plus sédentaire, rivé à sa table de travail, manquant d'excercice alors qu'il avait un solide appétit ce qui lui valut peut être ces ennuis cardiaques vers les soixante dix ans.  Et puis ses pipes quotidiennes qu'il savourait, plus quelques petits cigares. 

Les dernières années de sa vie, devant beaucoup se reposer, il écrivait au lit jusqu'à tard dans la matinée sur une tablette spécialement aménagée et la dernière page qu'il ait écrite, quelques jours avant sa mort, dans la nuit du 8 octobre 1970 et dans son sommeil, à soixante quinze ans, était celle d'une chronique intitulée "de certains parfums" la dernière du recueil posthume "la chasse au bonheur".
Malgré la facilité avec laquelle il écrivait (les ratures sur ses manuscrits sont plutôt rares) on peut dire qu'il fut un travailleur acharné et régulier, tout à fait confiant en ses capacités créatives au point qu'il quitta son poste de directeur du Comptoir d'Escompte de Manosque pour vivre de sa plume.  Ecrire, il vécût pour ça et de ça.  Ce qui malgré tout impliquait un certain isolement, bien qu'aimant sa famille et la compagnie d'amis. Assez individualiste au fond, ce qu'il ne fut pas toujours mais il en était bien revenu de cet épisode "apostolique" du Contadour et de son engagement pacifiste de 1939/40. De l'avis d'Elise son épouse, il se suffisait à lui même, en somme, n'avait besoin de personne et ses voyages il les faisait en lui-même tout en s'appuyant très concrètement sur des cartes d'Etat-Major (voire de marine) mais son imagination faisait le reste. Pourtant cette remarque d'Elise sur ce "besoin de personne" était en réalité bel et bien contredite par cette relation avec Blanche MEYER qui ne fut révélée que plus de trente ans après sa mort. J'ai d'ailleurs consacré un article (voir "un secret bien gardé, Giono et Blanche") sur mon blog.  Je n'y reviendrai pas ici.  Le style de vie de Giono n'en fut pas beaucoup changé, leurs rencontres étant épisodiques, lui à Manosque, marié et père de deux filles, elle à Marseille, mariée aussi et mère d'une fille, sans que ni l'un ni l'autre n'ait songé à divorcer. Néanmoins l'influence que la fréquentation clandestine de Blanche exerça sur lui fut déterminante dans l'évolution de son oeuvre.

En 2001, la BNF (Bibliothèque Nationale de France) a présenté une exposition consacrée au "Brouillons d'écrivains", sorte de mémoire vive de la création littéraire en train de se faire.  S'agissant de Giono, ces brouillons et archives sont particulièrement riches et complètes permettant, comme il le disait, d'entrer dans les coulisses du "théâtre de l'écriture". Giono était quelqu'un de très ordonné, méthodique, minutieux. Il accumula une impressionnante documentation sur des sujets aussi divers et variés que le choléra en Provence ou que la civilisation des Han. Il s'aidait pour la rédaction de ses textes de très nombreux carnets de notes prises sur le vif au crayon, chez lui ou quand il sortait, retrouvant ainsi telle ou telle impression, idée, remarque ou réflexion, celles-ci soigneusement consignés, référencées, voire soulignées au crayon de couleur, qu'il introduisait dans son récit au moment opportun. Tout un travail, donc, manuel, de bon artisan.

Sa première oeuvre de longue haleine disons fut "Naissance de l'Odyssée" et c'est tout à fait significatif  car elle est en quelque sorte la genèse de son oeuvre, le texte fondateur. Etant adolescent, il s'était nourri des classiques grecs et latins et "l'Odyssée" en particulier l'avait fasciné par deux côtés : l'errance et l'invention dans le récit.  Le "confinement" ne fut jamais pour Giono source de malaise, depuis l'époque où, jeune employé de banque, il passait ses moments creux à griffoner des vers ou des textes au dos de vieux bordereaux jusqu'à celle où il tâta de la prison. Celà tenait à sa nature.  Mais il se délecta à suivre Ulysse dans ses pérégrinations et ses aventures, réinventant son odyssée, persuadé que le "subtil et divin menteur" comme il l'appelait s'était souvent attardé dans d'autres îles que celle de Circé avec d'autres femmes à l'hospitalité plus ordinaires, et qu'il affabula énormément à son retour auprès de Pénélope. Il en vint même à affirmer que le premier devoir du romancier était d'être un conteur, un inventeur d'histoires, en un mot un menteur.

Extraits du site internet "Brouillons d'écrivains" voici quelques exemples de ce qu'a dit Giono lui-même sur sa "création", sur les "grands chemins" de l' "invention" :

"J'ai besoin d'inventer tout en partant de choses existantes, car seul Dieu peut  créer à partir de rien. Il faut qu’à l’origine, il y ait une graine magique d’où le départ se fasse."
 
"Je n’ai pas commencé par un plan (il s'agit du "chant du monde") ; j’ai commencé simplement avec les sens, avec le fleuve ; simplement je me suis vu tout seul à me débrouiller avec un  personnage qui nageait dans un fleuve, alors j'ai décrit le fleuve, j'ai décrit la nage et puis de là l'homme est sorti, j'en ai vu un autre, et puis les actions se sont nouées par la suite.  On voit très bien que cette démarche n'était pas arrangée, organisée selon un plan ; c’était simplement une improvisation pure"
 
" Le livre est parti parfaitement par hasard, sans aucun personnage. Le personnage
était l’arbre, le hêtre. Au départ, je suis allé me promener dans un endroit très extra-
ordinaire où il y a un hêtre magnifique. En retournant, j’ai commencé à écrire sur ce
hêtre. Et, si l’on examine bien les premières pages d’ "Un roi sans divertissement"
onpourra constater qu’à ce moment-là ma pensée tourne en rond, ou peut-être en spirale, jusqu’à un centre qu’elle imagine, qui va peut-être lui donner le départ. Le départ, brusquement, c’est la découverte d’un crime, d’un cadavre qui se trouve dans les branches de cet arbre."
 
"Je suis le sujet de mes personnages. Je ne les crée pas volontairement. Ils arrivent
parfois au cours d’une promenade, à la faveur d’une saveur particulière de la pipe ou à la faveur d’un bruit particulier de la maison : parfois mes filles se font jouer de la musique en bas et je suis touché par une phrase de Don Juan ou par un morceau d’un "Concerto brandebourgeois", et ça me suffit. Cette chose-là donne la coloration du personnage, une sorte de lumière : c’est dans cette lumière que ce personnage, brusquement, surgit avec sa forme et c’est un personnage qui a toute une histoire derrière lui. Cette histoire, à partir de ce moment-là, je l’invente, mais j’ai l’impression que c’est lui qui me la suggère, qui me force à l’inventer telle qu’elle est en réalité."
(Naissance d'un personnage)
 
 
 
 
 
 
 
 

 

 

 

 

 

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22 septembre 2012 6 22 /09 /septembre /2012 13:02

- Giono mobilisé à Digne le 5 septembre 1939 et le 16 incarcéré à Marseille au fort St Nicolas pour écrits  pacifistes, libéré à la mi novembre sur un non lieu, dispensé par l'autorité militaire de toute obligation de service.

- Giono arrêté chez lui fin Août 1944 sur ordre du Comité de libération de Manosque qui lui reproche sa collaboration à "la Gerbe" (son roman  "Deux cavaliers de l'orage" y avait été publiée) et un reportage sur lui paru dans "Signal" (sans son autorisation semble t'il), interné pendant sept mois au camp de St-Vincent-les-forts (entre Barcelonnette et Seyne-les-Alpes), inscrit sur la liste noire du CNE (Comité National des Ecrivains) et interdit de publication en France.

- Il y a aussi cette histoire de projet qu'on lui a prêté d'une rencontre secrète entre lui et Hitler en vue d' un accord pacifique pour l'Europe.


Trois éléments biographiques sur lesquels il y a lieu d'apporter une mise au point.

 

Giono né en 1895 avait fait toute la guerre 14 en premières lignes et aux pires endroits comme le Mort-d'Homme, le Kemmel, l'Hopital, Douaumont, les Eparges, Verdun, n'ayant été physiquement touché que par la déflagration d'un obus l'ayant commotionné et jeté à terre, rendu momentanément sourd, assez légèrement gazé aussi, ayant eu les paupières brûlées mais sans atteinte aux poumons. Il en revint avec une horreur viscérale de la guerre, conscient d'avoir eu beaucoup de chance de s'en être tiré ainsi, bien qu'il fit longtemps des cauchemars. Il reprit aussitôt son travail à la banque de Manosque et se maria à Elise POURSIN, fille unique d'un coiffeur et d'une lingère, dont il avait fait la connaissance alors qu'elle était encore interne au lycée d'Aix avant de devenir institutrice.  Ce n'est que vingt trois ans plus tard qu'il écrira "le grand troupeau" son livre sur la guere qui, a ses dires, lui donna beaucoup de mal (contrairement à son habitude) dédié à son camarade manosquin Louis DAVID parti un peu avant lui pour le front et qui fut tué en Alsace en 1915.

 

La perspective d'un nouveau conflit mondial le fit réagir, ne pouvant admettre que le sacrifice qui avait été le leur dans les tranchées de 14/18 n'ait servi à rien et comme entre temps  il était devenu un écrivain connu bien que vivant retiré dans son terroir, fuyant les manifestations publiques, il se sentit un devoir de dénoncer le branlebas de guerre, se faisant pamphlétaire parfois très virulent en faveur de la paix, déclarant avoir honte de toutes les guerres mais honte d'aucune paix.  Ainsi furent publiés : "lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix"- "Recherche de la pureté" "refus d'obéissance" - "Précisions" - "Triomphe de la vie".

J'ai choisi le message ci-dessous comme représentatif de l'état d'esprit de Giono alors que l'on se savait à la veille d'un nouveau conflit mondial.  Courant 1938, Giono avait accepté d'être l'un des présidents d'honneur du 1er Congrès des Auberges de Jeunesse à Toulouse. Les " rencontres du Contadour " étaient parties d'une simple randonnée dans la montagne de Lure, au cours du mois de Septembre 1935, comprenant une cinquantaine de personnes (amis de Giono, jeunes des auberges, jeunes ouvriers) sous l'impulsion de la revue "Europe" de Romain-Rolland et de deux organismes d'auberges de jeunesse, et  bien entendu sous la conduite de Giono, habitué des lieux, mais  qui se révéla être une véritable aventure humaine, fraternelle, qui devait se renouveler neuf fois, jusqu'à la déclaration de guerre.  C'est ainsi que Giono était entré dans le mouvement ajiste né en France en 1932 de la démocratie chrétienne de Marc Sangnier mais qui devait se laïciser, proche des pacifistes et du parti communiste. Ce message que Giono adressa aux congressistes sera repris dans "Précisions" :

 

 

"Camarades,

Votre jeunesse (Giono était alors âgé de 43 ans) est la qualité de l'homme à laquelle on a le plus envie de s'adresser.  C'est en elle seule que j'ai confiance au milieu de l'effondrement ;  c'est à elle que je veux parler aujourd'hui.  Les hommes de ma génération sont hors jeux ; s'ils ont l'air de dire le contraire ne les croyez pas, méfiez vous ; c'est qu'ils prétendent vous mener, vous n'êtes pas un troupeau.  Ils veulent que vous le deveniez.  Ils essayent de vous donner une conscience de masse pour détruire cette conscience individuelle qui fait votre propre beauté.  Ils veulent supprimer votre humanité pour vous asservir à leur spiritualité.  C'est le travail habituel des générations hors jeux.  Vous êtes, vous, de l'humain tout frais et tout neuf.  Restez-le.  Ne vous laissez pas transformer comme de la matière première.  Refusez d'être un outil entre les mains de quelqu'un ; soyez seulement l'outil de votre propre vie.  En face de vous, les hommes de mon âge n'ont qu'un seul droit : celui de dresser le catalogue de leurs fautes et de vous en instruire pour que vous en soyez prévenus.  La pureté de votre jeunesse fera le compte.

A l'âge où vous êtes, maintenant libres, et l'amour vous ayant mis la main à l'épaule, on nous a pris, nous, et on nous a chargé du harnais de la guerre. Et nous n'avons pas osé affirmer notre force.  Oui, à l'instant même où vous êtes maintenant, aussi forts, nous avons tout de suite été prisonniers de la mort et pour nous tout a été fini.  Comme si pour vous, maintenant, tout finissait et que les deux tiers d'entre vous soient jetés par terre, crevés et pourrissants.  Car nous avions écouté les poètes, les écrivains, les hommes en place de la génération hors jeux ; et ils nous avaient jeté volontairement dans le massacre.  Ceux d'aujourd'hui comme ceux d'hier prétendent parler au nom du bonheur des générations futures.  Vous êtes, vous autres, la génération dont on nous parlait au futur et dont notre martyr devait assurer le bonheur. L'avons-nous fait ? Non. Nous avons au contraire permis des temps terribles. Si vous y consentez comme nous y avons consenti, et pour n'importe quel motif, pour n'importe quelle patrie matérielle et idéologique, votre mort  n'assurera le bonheur de personne.  Ce sera simplement votre mort.  Totalement inutile. 

Voilà ce que j'avais à vous dire à vous qui maintenant avez le coeur rempli de forêts vivantes, de montagnes, d'océans.  Le héros n'est pas celui qui se précipite dans une belle mort ; c'est celui qui se compose une belle vie.  La mort est toujours égoïste.  Elle ne construit jamais.  Les héros morts n'ont jamais servi ; certains vivants se sont servis de la mort des héros ; et c'est ce qu'ils ont apppelé l'utilité des héros. Mais après des siècles de cet héroïsme nous attendons toujours la splendeur de la paix. 

Seule la vie est juste.  La vie la plus solitaire est intimement mêlée à la vie du monde et la beauté se développe soudain à travers tous, plus vite que le vent.

Ne suivez personne.  Marchez seuls.  Que votre clarté vous suffise."

 

Giono avait déja déclaré qu'il se voyait obligé de donner des "précisions" sur ses actes personnels, qu'il était naturellement mobilisable, qu'ayant déjà écrit "Refus d'obéissance" et une lettre ouverte à Daladier,  n'avait  pas jugé bon d'aller à Paris se joindre au rassemblement des pacifistes de l'heure comme le philosophe Alain, Romain-Rolland, Gide, Guéhenno, André Chamson, Aragon, ... mais d'agir là où il se trouvait et au milieu de gens qu'il connaissait. 

Le jour même de la conférence de Munich entre Chamberlain, Daladier, Hitler et Mussolini en Septembre 1938, Giono rédigea un télégramme à Daladier  : "Nous voulons que la France prenne immédiatement l'initiative d'un désarmement universel." qu'il fit circuler pour approbation mais qui rencontra finalement beaucoup de défections. 

Or c'est entre novembre de cette même année et février ou mars 1939 que se situe cette histoire de projet de rencontre entre Giono et Hitler pour tenter de trouver avec lui un accord pacifique pour l'Europe. Ce qui apparait tout bonnement incroyable !  Il convient de dire, à ce stade, que Giono était très connu en Allemagne depuis ses débuts en tant qu'écrivain, c'est même en allemand qu'il avait été le plus traduit.  Déjà en 1931 il avait été invité à Berlin par un de ses traducteurs allemands pour des conférences sur son oeuvre devant des étudiants et où il avait pu renconter Jean Giraudoux. Un peu plus tard il avait été pressenti pour faire partie du jury d'un prix littéraire franco-allemand. Giono était favorable comme beaucoup de pacifistes d'alors à un rapprochement entre les deux pays et, s'il gardait le pire souvenir de la guerre, il n'avait aucune animosité contre le peuple allemand et c'est bien là l'absurdité de la guerre que de dresser les uns contre les autres des hommes qui ont tout en commun dans la vie courante (famille, travail, loisirs, voire religion). Il avait d'abord accepté, sans voir plus loin,  mais les échos venimeux que soulevèrent la nouvelle à son encontre dans les milieux intellectuels finirent par lui  faire comprendre qu'il avait été berné et il put démissionner à temps de cette affaire qui cherchait à l'utiliser à d'autres fins qu'il ne pensait. Mais le mal était fait et plus tard certains surent s'en souvenir. Mais revenons en à l'essentiel. C'est par l'intermédiaire d'un journaliste, ami de Giono, que celui ci reçut d'un allemand ancien combattant  la proposition d'un face à face entre lui et Hitler, en tant qu'anciens combattants, en dehors des chancelleries, où les deux hommes parleraient de tout, y compris de la question juive, et qu'un compte rendu en soit fait et publié. Giono répondit qu'il accepterait mais à cette seule condition que ce soit pour proposer un désarmement  général. Finalement les choses en restèrent là mais ça s'était su et là encore Giono allait prêter le flanc à ses détracteurs.  

Il ressort de tout celà que Giono - qu'on peut trouver naïf avec son pacifisme intégral et universel - était prêt à tout pour arrêter la course à la guerre dont il avait gardé la plus grande horreur. Il voulait croire à la paix, c'était pour lui comme une affaire de foi, qu'il tenta de communiquer mais, en l'occurence, il allait se retrouver seul avec une poignée de fidèles. Il ne pouvait renier ses écrits, ni se rétracter, question d'honneur.  Et pourtant il répondit à l'ordre de mobilisation qui lui parvint au retour du 9ème Contadour ce qui stupéfia plusieurs de ses amis et qui lui reprochèrent. N'avait-il pas songé à  prendre le maquis, à fuir pour l'étranger, la Suisse par exemple ?...  Il était chargé de famille, sa femme, ses deux filles, sa vieille maman et celle de sa femme plus un oncle un peu dérangé ... Déserter comportait des risques graves pour lui et pour eux. Alors, répondre à la convocation avec l'intention de refuser à porter les armes... Quoi qu'il en soit, il se rendit à la caserne de Digne le 5 Septembre 1939 où il fut incorporé comme secrétaire au bureau de recrutement (!... lui qui avec quelques uns avait collé des affichettes "non" sur des affiches de mobilisation) mais le 16, alors qu'on venait de saisir un tract "Paix maintenant" sur lequel figurait son nom (l'avait-il signé ?...) il fût arrêté et incarcéré comme il a été dit plus haut. Cette arrestation fit quelques remous dans les milieux littéraires. André GIDE qui appréciait beaucoup Giono, l'ayant loué dès la parution de Colline, lui ayant rendu  visite à Manosque, intervint en sa faveur auprès de Daladier. 

Libéré un mois plus tard, Giono finalement s'en tirait  bien mais, peut-on croire, complètement désillusionné. 

Ce qu'il faut bien voir dans toute cette affaire c'est qu'il était d'abord et avant tout un écrivain à temps plein, vivant dans son univers romanesque, au point d'en oublier les réalités. Sa grande révolte paysanne, classe sociale ayant payé le plus lourd tribu à la précédente guerre, dont il se sentait très proche, qu'il voulait défendre, capable selon lui de tuer la guerre en faisant grève de la production et affamant ainsi les états-majors, relève de l'utopie. Il n'était pas bien dangereux finalement, mais c'est à lui même qu'il faisait courir un danger. Il ne lisait d'ailleurs guère les journaux et s'il fût à cette époque mêlé à la politique ce fut  presque malgré lui, emporté par son indignation, défendant essentiellement ses idées, ses idées à lui, en indépendant, et n'entra jamais dans aucun parti. Certes, en 1934, il avait accepté d'adhérer à un groupement pacifiste, l'AEAR, l'Association des écrivains  et artistes révolutionnaires, sur les instances d'Aragon, mais cet engagement n'avait eu pour cause de sa part que la paix et rien d'autre. Maintenant, si l'on tient absolument à le situer "politiquement" à l'époque, il était en marge de la gauche, disons. 

La création littéraire était chez Giono une passion plus forte que tout, un besoin vital, et grâce à cela il allait se relever de cette première épreuve.  

Aurait-il songé à s'exiler ?...  Il avait reçu de son traducteur et admirateur hongrois qui était un grand poète, Gyula Illyès, une offre d'hospitalité chez lui. Peu probable, ç'aurait été très compliqué en raison de ses charges familiales. Quant au reste, au besoin de rester au contact de sa région pour l'inspiration, Giono a affirmé qu'il pouvait écrire n'importe où, la Provence dans ses livres étant  imaginaire tout en en étant inspirée.

A peine de retour chez lui à Manosque, il se jetta dans l'écriture,  entamant "Pour saluer Melville" qu'il avait, selon ses dires, déjà mijoté en prison, abandonnant provisoirement la poursuite des "Deux cavaliers de l'orage" peut être du fait de son climat violent et trop proche de l'actualité c'est à dire la guerre. Et, à partir de là,  jusqu'à sa deuxième arrestation en Août 1944, il ne se consacra plus qu'à son oeuvre et à la subsistance des siens. Exclusivement. A partir de 1943 où il n'y avait plus de ligne de démarcation, il fit cependant plusieurs montées à Paris pour raisons professionnelles, chez ses éditeurs, y rencontrant diverses personnalités de tous bords, y compris des Allemands comme le  directeur de l'institut allemand de Paris avec qui il déjeuna, tout celà sur un plan purement littéraire et artistique.  Sa pièce "le bout de la route" était jouée à Paris, le grand acteur Alain Cuny y tenant le premier rôle. Il en écrivit une autre, "le voyage en calèche", mais qui ne put paraitre, refusée par la censure allemande du fait qu'un résistant y figurait.  Drieu la Rochelle aurait pensé à lui pour le faire intégrer l'équipe chargée sous sa direction de remettre la NRF sur pied  ... mais rien  ne se fit. Il n'empêche que, à son insu, se forma à son sujet dans l'opinion une certaine image d'écrivain "collabo". A Paris, lors de rencontres littéraires il lui arriva d'être abordé par  des officiers allemands ayant lu ses livres et voulant le connaitre. Mais c'est à maintes reprises qu'il  hébergea, cacha, nourrit des clandestins et des Juifs, sans compter,  tant chez lui que dans la ferme qu'il avait acquise dans les collines.  Il prit même le risque d'intervenir malgré sa répugnance auprès de la Gestapo de Marseille en faveur du neveu d'un peintre de ses amis arrêté avec son fils. 

Alors, évidemment, tout celà mis bout à bout, en cette sale période où les malveillants étaient légions et où les délations allaient bon train, y'en a qui trouvèrent à jazer ...

En Août 1944 ce fut le débarquement de Provence. Peu de temps après, sur ordre du commissaire de la République pour la région de Marseille, Raymond Aubrac, Giono fut arrêté chez lui par le comité de libération de Manosque et interné au camp de Saint-Vincent-les-Forts, région de Barcelonette, au dessus de la vallée de l'Ubaye. S'y trouvaient des suspects d'ordres divers. La vie y était plutôt dure, à 1300 mètres d'altitude, en chambrées d'une trentaine, la nourriture médiocre en raison de la pénurie générale, des corvées, correspondance limitée à une fois le mois pour dix lignes maximum et à la plus proche famille à laquelle sont autorisées de rares visites, colis interdits en principe mais tolérés après fouille. Le chef du camp qui savait qui était Giono et n'était pas une brute le chargea de la bibliothèque, petit travail en raison du petit nombre de livres mais qui lui laissait du temps libre pour écrire, l'essentiel pour lui.  Le 9 Septembre, fait plus grave car écrire était son seul gagne pain, il est inscrit sur la liste noire du CNE, le Comité National des Ecrivains, et donc interdit d'édition en France.  Libéré en Mars 1945, il ne pouvait pour autant retourner chez lui puisque provisoirement interdit de séjour à Manosque ; il alla donc habiter chez une famille amie de Marseille. Pour ne pas être asphyxié financièrement, il dut recourir à des rééditions de ses oeuvres d'avant guerre en Belgique et à des tirages de luxe chez de petits éditeurs. Cet interdit ne sera levé qu'en 1947 où il revint chez lui pour reprendre sa vie normale après avoir été faire un séjour dans le Trièves, à Lalley, où il devait revenir plusieurs fois y ayant trouvé l'inspiration de son long roman "Bataille dans la montagne".

Ces années d'épreuve et l'amertume qu'elles lui laissèrent, la perte de ses illusions, devaient en fait renouveler son oeuvre qui, la Nature n'y étant plus omniprésente, allait prendre une tournure différente, plus "amateur d'âmes" comme il aimait à dire, stendhalienne, d'aucuns parlant de sa seconde manière. 

 

J'ai puisé pour ce texte dans la biographie exhaustive de Giono par Pierre CITRON ("Giono 1895 - 1970" éditions du Seuil) qui fut son ami de toujours, depuis les réunions du Contadour avant la guerre, et que bien entendu je recommande aux passionnés.  Né en 1919, DCD en 2010, il était professeur de littérature à la Sorbonne, grand spécialiste de Balzac et de Giono sur lequel il travailla une vingtaine d'années, participant à l'édition de ses romans et essais dans la collection de la Pléïade. Proche de la famille, il est le président de l 'Association des Amis de Jean Giono.


 

 

 

 



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31 mai 2012 4 31 /05 /mai /2012 16:00

"Virgile" est une oeuvre fort peu connue de Jean GIONO datant de 1944.  Il s'agissait en fait d'une préface commandée par les Editions CORREA (Paris) pour "les pages immortelles de Virgile", recueil de textes (choisis par Giono) des "Bucoliques", "Géorgiques" et de l'"Enéide".  Celle-ci ne faisant pas moins d'une centaine de pages, on pourrait  presque la qualifier d'essai.  C'est que Giono a entretenu des rapports privilégiés avec le grand poète latin et ce depuis ses années de collège à Manosque où l'on n'enseignait d'ailleurs pas le latin mais qu'il découvrit dans la traduction qu'en donnaient les "Classiques GARNIER".  Ce Virgile, à la sauce Giono dirais-je, sans mal parler, est en quelque sorte "subjectif" voire "physique" en ce sens qu'il (Giono) ne parle de lui (Virgile) que par rapport à lui (Giono) et ce qu'il a ressenti à travers ses veines et son sang en lisant ses vers.   De larges passages nous ramènent d'ailleurs à son oeuvre biographique de "Jean le bleu". 


Le texte se morcelle de la façon suivante :

- Naissance et vie (brève) de Virgile

-1907, Giono a 12 ans, il entre au collège de Manosquer où il va découvrir le poète latin.

-1911, Giono a 16 ans, renonçant à poursuivre ses études secondaires pour raison familiale, il entre comme chasseur à l'agence manosquine du Comptoir National d'Escompte de Paris. Sur ces quatre années qui vont le mener à la mobilisation et la guerre, Giono se perd un peu dans de longues descriptions de la société manosquine telle qu'il s'en souvient.  C'est magnifiquement écrit et décrit mais tout de même un peu lassant et hors sujet selon moi.

- Il conclut en opposant le "Robinson Crusoe" de Daniel de Foe à " l'île mystérieuse" de Jules Verne pour dénoncer les temps modernes.

 

La naissance de Virgile, le 15 octobre de l'an de Rome 684, soit 70 ans avant JC, sous le consulat de Crassus et de Pompée, ne fut certes pas banale.  Comme sa mère cheminait avec son mari dans la campagne d'Andes, en Lombardie, près de Mantoue, son moment arriva et elle accoucha tout naturellement et sans problème au bord de la route, dans le fossé.  Le nouveau-né fut essuyé avec des touffes odorantes de menthe sauvage.  Son père nommé Virgilius, potier et apiculteur de son état, lui donna le nom de Publius et, selon la tradition, on planta à cet endroit une baguette de peuplier qui devait pousser et croître rapidement si bien que les femmes enceintes prirent l'habitude de venir vénérer cet arbre pour un bon accouchement.  Le petit Virgile lui même devenu adulte fut de haute taille, très brun, aux grands yeux et aux lèvres épaisses.  Il étudia à Milan et à Rome.  Adorant la Nature au milieu de laquelle il était né et avait grandi, il était sensible à l'amitité sans aimer particulièrement la société autre que celle qu'il connaissait.  Paysan du Danube en quelque sorte à part que c'était le Mincio qui coulait en contrebas du fossé où il avait vu le jour et dont témoignait cet arbre votif.  Il se révélà pourtant de santé délicate, toussant, crachant parfois un peu de sang.  N'étant ni gros mangeur ni buveur, il jouissait pourtant de la vie à sa manière, appréciant particulièrement la compagnie des bergers naturellement sobres.  A 28 ans il écrivit les "Bucoliques" imitant  le poète grec Théocrite.  Sa santé ne s'améliorant pas, il descendit vers le sud plus sec, Rome d'abord dont la société le lassa très vite, puis près de Naples où il composa les "Géorgiques" qui lui prirent sept ans tout en gardant au fond de lui le souvenir de sa Lombardie natale.  Puis il commença d'ébaucher l' "Enéide" qu'il mettra onze ans à composer.  Pour parfaire la rédaction de ce long  poème épique évoquant l'établissement des Troyens en Italie annonçant la fondation de Rome, il voulut se rendre en Grèce.  Il avait alors 52 ans.  Il comptait s'absenter trois ans mais à Mégare, ville de Grèce sur l'isthme de Corinthe, il contracta une maladie et dût rentrer à Naples, à Brindes plus exactement où il mourut le onzième jour des calendes d'octobre, soit le 22 septembre de l'an 13 avant JC et fut inhumé sur le chemin de Pouzolle avec cette épitaphe : Mantua me genuit / Calabri rapuere, tenet nunc Parthenope /Cecini pascua, rura, duces. (Mantoue m'a fait naitre / la Calabre m'a ravi, aujourd'hui Parthénope (ancien nom de Naples) / J'ai chanté les prés, les champs, les héros.)

 

- 1907, Giono a 12 ans, enfant (unique) de la vieillesse de son père, Antoine, 62 ans (s'étant marié à 47 ans avec Pauline Pourcin) (*)  Ayant d'abord fréquenté l'école primaire  Saint Charles tenue par les Présentines, il entre au collège de Manosque.  Mais en octobre 1911 (il a 16 ans),  alors qu'il se trouve en classe de seconde, suite à l'attaque dont son père vient d'être victime, qu'il surmontera mais le laissera diminué, il décide d'arrêter là ses études pour entrer comme chasseur au Comptoir Nationale d'Escompte, agence de Manosque, et pouvoir ainsi subvenir aux besoins de ses parents.  Il devait y rester jusqu'en 1929 où, âgé de 34 ans et déjà reconnu comme écrivain,  il démissionna pour ne vivre que de sa plume.  C'est au cours de cette période 1907-1911 que Giono s'achète régulièrement sur ses petites économies (il donne la quasi-totalité de sa paie à sa mère) les "classiques Garnier" à 0,95 franc l'unité (la moins chère) qu'il commande directement à Paris puisqu'il n'y a pas de librairie à Manosque (A vingt ans, au moment de partir à la guerre, il les possédait tous disposant d'une bibliothèque d'une centaine de livres, énorme pour le Manosque de l'époque).  Et c'est ainsi qu'un beau jour il reçut Virgile dont il allait dévorer les pages dans les collines d'alentour, resituant les paysages décrits dans le décors qui était le sien, fait très important pour l'écrivian qu'il allait devenir : s'inspirer d'un lieu connu pour situer une action dans un lieu différent.  Giono fut toujours très "libre" dans sa géographie de la Provence où il situe ses romans, il l'a souvent dit lui-même, elle était inventée en fait, mais naturellement inspirée de lieux connus.  Virgile fut sa première source d'inspiration, celle qui lui fit écrire sans doute ses premiers textes.  Adolescent solitaire car d'avoir abandonné ses études l'avait coupé de ses camarades, nourri de grandes lectures à ses moments libres et à cet âge où les impressions se gravent profondément, ce fut pour Giono une transition brutale dont il s'est expliqué : au lycée il avait l'impression d'être quelqu'un par le savoir, à la banque où il commence tout en bas de l'échelle, il n'était rien, il n'est là que pour coller des timbres sur des enveloppes, les porter à domicile, additionner des colonnes de chiffres, un trou noir dont Virgile le sauvera, lui faisant retrouver en quelque sorte son paradis perdu.  Par la suite, bien évidemment, on lui confiera des tâches plus nobles jusqu'à finir directeur de l'agence.  Le même Giono qui s'évadait des murs de sa banque à seize ans grâce à Virgile devait, beaucoup plus tard, s'évader des murs de sa cellule de Saint Vincent les Forts que lui avaient value ses écrits pacifistes avec un vieux bouquin sur le canon de campagne.  Contrairement à l'impression qu'il peut donner à travers ses oeuvres, Giono fut sans doute le moins voyageur des grands écrivains qui vécut ses 75 ans de vie au même endroit à de rares exceptions près.  Voyageur immobile.

Par opposition à sa découverte de Virgile par les "classiques Garnier", il nous parle de celle qu'il fit de "Robinson Crusoe" puis de l' "île mystérieuse" de Jules Verne en fouinant au fond d'une vieille malle dans le grenier de sa maison natale.  Il trouve le "Robinson" dans la lignée de Virgile pour ainsi dire, mais il en va tout autrement de l' île mystérieuse" dont il se sert comme prétexte pour s'attaquer à la civilisation technique, porteuse des temps modernes, d'espoir aussi, alors qu'ils allaient commencer par la guerre 14, autrement dit par une désillusion totale.  La confrontation des deux époques l'amène à une conclusion mélancolique sur les temps révolus et pessimiste sur ceux à venir.  Il semble que Giono ait toujours appréhendé l'évolujtion de l'humanité, vu l'avenir menaçant, plus ou moins selon les périodes de sa vie.  Le traumatisme de la guerre entre Janvier 1915 et Novembre 1918 (il ne fut démobilisé qu'en Octobre 1919)  y était pour quelque chose et cette horreur de la guerre qui le poussa à affirmer son  pacifisme intégral  alors que menaçait la seconde guerre mondiale, jusqu'à écrire dans "Précisions" (octobre 1938) qu'il n'avait honte d'aucune paix mais honte de toutes les guerres.  Sa prise de position qui était celle d'un homme indépendant qui refusait de voir se renouveler les horreurs qu'il avait connues ne devait pas manquer de lui valoir de graves ennuis, et par deux fois, en Septembre 1939 où il fut arrêté et incarcéré pendant deux mois au fort Saint Nicolas à Marseille pour ses publications pacifistes (et par suite dispensé de toute obligation militaire) puis en Août 1944 où il fut de nouveau arrêté pour collaboration (il avait publié dans "la Gerbe" le "Voyage en calèche")   et interné pendant sept mois au camp de Saint Vincent les Forts , inscrit sur la liste noire du Comité National des Ecrivains et mis à l'index par le dit comité.  Mais c'est une autre histoire, assez complexe au demeurant,  qui ne peut se contenter de quelques lignes.  J'y reviendrai plus tard, peut-être.

 

(*) Giono avait une grande admiration, voire vénération, pour son père , Antoine, qu'il perdit à l'âge de 25 ans.  D'origine piémontaise il avait exercé son métier de cordonnier itinérant avant de se fixer à Manosque où il devait rencontrer Pauline POURSIN, lingère se son état, qu'il épousa en 1892 alors qu'il était âgé de 47 ans, Pauline de 35 ans.  Jean, enfant unique, naquit trois ans plus tard.  Il avait eu un aïeul carbonaro ayant dû fuir l'Italie mais il était quant à lui un homme doux, ennemi de la violence, qui aimait son métier et aimait les livres.  Il y en avait peu dans le foyer des Giono mais c'est avec son père que Jean découvrit la Bible (Ancien et Nouveau Testament), le "Jocelyn" de Lamartine, les Poésies de Malherbe, ...Antoine GIONO de sa vie errante antérieure avait gardé la connaissance des plantes qui soignent ou guérissent, il en cultivait un petit carré à ses moments de loisirs et en faisait bénéficier les gens, un homme "juste" dirons nous.  C'est lui aussi qui fit découvrir à Jean la musique classique en l'envoyant chaque semaine chez deux musiciens un peu extravagants habitant une soupente de la ville, non point pour le "do re mi fa sol" mais simplement pour les voir et écouter jouer l'un de la flute l'autre du violon Bach, Händel, Scarlatti, ...et s'en imprégner.


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6 juin 2011 1 06 /06 /juin /2011 14:32

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Commencé le 2 Février 1934, achevé le 19 Janvier 1935, Que ma joie demeure est un des plus longs romans que GIONO ait écrits, 365 pages en petits caractères dans la collection "la Pleïade" avec Bataille dans la montagne (403 pages) et le bonheur fou, 468 pages dans la même collection.  En moins de douze mois donc,  avec quelques interruptions,  mais parfois au rythme de dix heures par jour.  Aux dires de l'intéressé, cette rédaction coula fluide de sa plume, étant lui même dans une sorte d'exaltation  poétique, sachant à tout moment où il en était  et où il allait dans son récit. Le Serpent d'étoiles écrit précédemment lui avait déjà donné cette impulsion semble-t'il et, de plus, son sujet avait mûri bien avant qu'il n'en commence la rédaction. Avec Elise ils venaient d'avoir leur seconde fille, Sylvie, neuf ans après Aline. Jean, quarante ans, avait quitté la banque depuis fin décembre 1929 (voir note 1) et depuis vivait de sa plume.  Sa production littéraire marchait bien (voir note 2).  La régularité de ses parutions chez ses deux éditeurs (Gallimard et Grasset), leur succès en librairie, ce qu'il avait en réserve dans ses tiroirs et la confiance en sa capacité créatrice, tout celà lui avait donné raison de partir.

Ainsi avait débuté pour lui les cinq années précédant la déclaration de la seconde guerre mondiale marquée également par son engagement public voire politique comme défenseur inconditionnel de la paix, ce qui lui vaudra des ennuis avec l'autorité, taxé d'abord de défaitisme (bien qu'ayant répondu à l'ordre de mobilisation) puis de collaboration, incarcéré deux fois, l'une à la déclaration de guerre, l'autre à la libération. En réalité ceux qui le condamnèrent s'étaient complètement trompés sur ses intentions réelles.  Ajoutons que lui même, par maladresse, avait contribué à nourrir le malentendu.  En bref, il n'était pas fait pour la propagande, la politique, un point c'est tout.  Ce qu'il reconnût lui même rétrospectivement.  Période qui fut aussi celle de la "montée des périls".  Les anciens combattants de 14/18 pensaient que, tout comme eux, leurs "homologues" allemands ne voulaient plus de guerre et, quand Hitler commença d'en parler, on croyait qu'il bluffait ou alors c'était le peuple allemand qui le chasserait. C'était là un sentiment assez général. GIONO avait déjà publié le grand troupeau, titre significatif, tous ces hommes menés à la boucherie !... et un long article dans la revue Europe intitulé "je ne peux oublier ..." (voir note 4) parlant d'expérience des horreurs de cette guerre. Trente cinq pays (des cinq continents) s'y étaient trouvés engagés, chose qui ne s'était encore jamais vue. Pour lui, GIONO, il était inconcevable que l'on puisse revoir celà. Il ne pouvait être question d'accepter un second conflit mondial et il serait alors du devoir de chacun de se dresser contre et en masse cette fois.  Plus question de suivre les mots d'ordre du nationalisme, du fascisme, de l'impérialisme, d'où qu'ils viennent. Il fallait contre eux résister et pour celà GIONO faisait confiance à la "masse" paysanne ayant payé le plus lourd tribut et qui si elle le voulait pouvait "affamer gouvernements et états majors".

Enraciné à Manosque, à sa région, ne s'en étant éloigné qu'en de rares occasions (voyage en Suisse avec sa femme, jeunes mariés, un second où il rencontra RAMUZ, vacances en famille dans le Trièves, déplacement en Allemagne à Berlin en 1931 invité par son traducteur en allemand, professeur d'université, qui le présenta à ses élèves et où il rencontra aussi GIRAUDOUX) il ne fréquentait pas les écrivains en vue de l'époque malgré sa montante notoriété.  Il n'aimait pas Paris (où il ne se rendait que par obligation) ni ses milieux litéraires, se méfiaient des intellectuels.  C'était un provincial un peu sauvage, voire timide, proche des paysans qu'il connaissait bien pour les avoir démarchés pour le compte de sa banque, aimant son cocon familial. Ecrire pour lui  relevait d'un véritable travail d'artisan, exigeant beaucoup de concentration, ayant pour celà besoin de calme, mais dont il tirait, autant que son revenu, son plaisir.  "Je paierai pour écrire" avait-il coutume de dire.

Néanmoins il avait reçu chez lui GIDE, premier à avoir applaudi à la sortie de Colline, puis Henri POURRAT, Eugène DABIT et quelques autres.

Mais au cours de l'année 1934, sur l'insistance probable de Louis ARAGON qui lui avait écrit une lettre chaleureuse, GIONO adhéra à l'AEAR (Association des Ecrivains et Artistes Révolutionnaires) fondé en 1932 par Paul VAILLANT-COUTURIER et Charles VILDRAC, proches du parti communiste, comptant parmi ses membres GIDE, MALRAUX, ARAGON, ELUARD, BARBUSSE, ROMAIN ROLLAND, René CHAR, André BRETON et d'autres.  Son but était de regrouper les acteurs d'une véritable culture populaire. Elle avait sa revue "Commune" (allusion à la Commune de Paris) et fut à l'origine des premières maisons de la culture, de la Chorale Populaire de Paris, d'expositions de photos et de peintures d'artistes peu connus.  Dès 1934, elle s'engagea activement contre le fascisme et le nazisme, soutenant les brigades internationales dans la guerre d'Espagne. GIONO n'avait aucune expérience politique ou économique, n'était d'aucun parti, assez individualiste, et s'il se sentait proche des paysans, il se méfiait des ouvriers, des syndicats, c'était dans les usines que se fabriquaient les machines, les armes aussi, or il était contre la mécanisation, du moins contre le motif principal de son développement qui n'était pas de soulager la peine des hommes mais davantage l'accroissement du profit capitaliste.  Il rêvait néanmoins de "communautés paysannes" où l'entraide et la mise en commun des forces de travail permettraient à chacun de prendre du temps pour vivre.  Une réunion de membres de l'AEAR à Paris l'avait laissé passablement ahuri ...Qu'allait-il faire dans cette galère ?... GIDE à qui il s'en était ouvert l'avait rassuré car lui non plus n'avait pas compris le quart de ce qui s'était raconté et qu'à son avis aucun d'eux n'avait vraiment pigé ce qui s'était dit ... Celà aurait dû le rendre plus méfiant au lieu de quoi il se laissa progressivement piéger. Il était connu en France et déjà à l'étranger en tant qu'auteur, son nom pouvait valoir caution dans certaines proclamations. Il y eut donc méprise totale quant à cette adhésion. Il ne fut jamais communiste, ne prit jamais la carte du parti, son "communisme" était de toute autre nature. En revanche il voulait bel et bien et à tout prix désamorcer la guerre qui s'annonçait de nouveau et en ce sens il s'engagea vraiment par des écrits parfois très violents.  Cette démarche au demeurant évoque assez Don Quichotte contre les moulins à vent, héro qu'il aimait particulièrement.

Autre évènement ayant contribué au succès de son livre, particulièrement auprès des jeune, furent ce qu'on appela "les rencontres du Contadour" auxquelles la rumeur publique donna beaucoup plus d'importance qu'elles n'en avaient en réalité.  Tout commença par une randonnée dans la montagne de Lure sous la conduite de GIONO.  L'initiative de cette sortie revenait à la revue "Europe" à laquelle GIONO contribuait par des articles ainsi qu'aux Auberges de Jeunesse qui cherchaient à s'implanter dans cette région. Ainsi se retrouvèrent-ils une cinquantaine au départ de Manosque : jeunes citadins, quelques étudiants, employés, ouvriers, mais la plupart "intellos" parisiens, ayant découvert GIONO dans ses premiers livres et avides d'air pur, d'espace, de liberté, de fraternité, tout celà vécu comme une expérience communautaire. Parvenu sur le plateau du Contadour à 1100 mètres d'altitude et à une dizaine de kilomètres de Banon, au nord du pays de Forcalquier (Alpes de Haute Provence) le groupe s'y fixa pour une quinzaine de jours, occupant une vaste bergerie abandonnée qu'on décida d'acheter et de retaper pour de futures rencontres. GIONO connaissait parfaitement cette région où d'ailleurs son épouse, Elise, avait eu son premier poste d'institutrice, à Redortiers, hameau perdu du plateau. Tout ce petit monde passait son temps en balades, GIONO à leur tête, en rencontres avec les rares paysans et bergers du coin, en soirées de plein air à écouter de la musique classique, des poèmes, GIONO et Lucien JACQUES, les deux anciens (poilus de 14) lisant des extraits de leurs oeuvres.  Ce fut incontestablement une réussite, chacun ayant éprouvé de la joie à être ensemble, aussi avant de se séparer on décida du prochain rendez-vous ainsi que de la création d'une revue "les cahiers du Contadour" dont Lucien JACQUES prit la responsabilité.

Ces rencontres devaient durer jusqu'à la déclaration de guerre en fait, à raison d'une ou deux par an.  GIONO qui n'en attendait pas tant eut l'occasion d'y lire de larges extraits de "Que ma joie demeure" en cours de rédaction ainsi que de sa traduction de "Moby Dick" d'Hermann MELVILLE, en collaboration avec Lucien JACQUES et leur amie anglaise John SMITH, antiquaire, extraits qui parurent d'ailleurs dans les "cahiers ". Elles se "corsèrent" au fur et à mesure, jusqu'à atteindre près d'une centaine de participants parmi lesquels s'étaient glissés quelques journalistes, écrivains et poètes, certains militants d'extrême gauche également mais qui s'aperçurent vite que leur place n'y était pas. La rumeur publique, évidemment, s'en était emparée, exagérant grandement, parlant de "message néo-évangélique" et de GIONO lui même comme d'un maître à penser voire d'un gourou, autant de choses qui l'agaçaient singulièrement mais il se sentait en même temps responsable vis à vis de ses jeunes compagnons qui le suivaient et ne voulaient pas trop les décevoir. Ils attendaient de lui sans doute bien plus que ce qu'il pouvait leur proposer, autrement dit que la vie saine, le travail agricole et artisanal, loin des foules, des usines, de la civilisation moderne mécanisée, étaient préférables, qu'il ne pouvait quant à lui leur offrir qu'une possibilité d'évasion, mais de recette pour le bonheur assurément pas.  Finalement "on ne trouve pas la joie, on trouve sa joie ... et c'est terriblement autre chose." (sic)  Ils étaient joyeux étant ensemble et à ce moment là, c'était çà la réponse, tout simplement.

Pas plus qu'il ne "prêcha" ouvertement le retour à la terre (lui même ne savait rien faire dans le jardin ni de ses mains en général), de même, s'agissant de son attitude contre la guerre, très violente parfois, il ne lança de mot d'ordre quelconque en faveur de l'objection de conscience, et le fait d'avoir lacéré des affiches de mobilisation qu'on lui reprocha n'était même pas avéré mais son nom figurait effectivement sur certains tracts anti-mobilisation. A la déclaration de guerre il devait conclure : "c'est à chacun, finalement, de faire son compte." (sic)

Que ma joie demeure fut suivi au cours de cette même période de Bataille dans la montagne, livre très différent (dont personnellement j'ai eu du mal à venir à bout) et qui n'eut gère d'impact comparé au premier.  

Le titre mérite explication.  Il s'agit du premier verset d'un choral de J.S. BACH, un de ses musiciens préférés, dernier mouvement de la Cantate pour la fête de la Visitation de la Vierge  (31 Mai) interprétée pour la première fois en 1723.

 

Jesus bleibet meine Freude

Meines Herzens, Trost und Saft,

Jesus wehret allem Leibe,

Er ist meines Lebens Kraft.

 

(Jésus, que ma Joie demeure,

Consolation et Force de mon coeur,

Jésus protège-moi des maux,

Tu es la Force de ma vie.)

 

(paroles de Salom FRANCK)

 

GIONO n'était pas "croyant".  S'il a supprimé le premier mot, l'invocation à Jésus, qu'il reconnait d'ailleurs comme le plus important, c'est qu'il y voyait un renoncement à la joie dans ce monde, joie dont nous serions, d'après lui, les seuls artisans.  Néanmoins, il connaissait fort bien la Bible s'y référant souvent à travers son oeuvre et notamment dans QMJD.

De quoi s'agit-il?  Disons d'une sorte de conte philosophique et poétique, celà et rien d'autre, alors que beaucoup crurent y avoir trouvé un "enseignement", une "recette du bonheur" ... GIONO exprimait dans cette histoire des idées qu'il nourrissait certes, mais sans aller jusqu'à croire qu'elles puissent être réalisables, encore moins transmissibles.  Ecrit sur un rythme soutenu, exaltant les "vraies richesses" que dispense la Nature, la communion de l'homme avec Elle, ses jeunes lecteurs y avaient été sensibles, trop sans doute et naïvement chez certains. 

Le livre aurait gagné à être plus court. Certains passages peuvent lasser.  Mais ce qui est incontestable c'est la beauté du style, des images, des descriptions, de certains dialogues. C'est assurément, sinon la meilleure, la plus "lyrique" de ses oeuvres mais celle que GIONO quant à lui appréciait le moins. 

 

En voici l'histoire très résumé :

 

Une fin de nuit  d'hiver et par un clair d'étoiles exceptionnel, Bobi, vagabond, saltimbanque à ses heures, arrive sur un plateau désert et voit un homme (Jourdan) en train de labourer à proximité d'une fermette.  Les deux hommes s'abordent, discutent en fumant tout en suivant l'attelage. L'étranger s'exprime par moments de curieuse façon et, pris sous le charme, Jourdan qui depuis longtemps espère la venue de "quelqu'un", sans savoir qui, ni d'où, mais qui transformera la vie du plateau, l'invite à prendre le café avec Marthe sa femme. Bobi de son côté se sent pris d'amitié pour le vieux couple et va finir par rester avec eux, mais ce sera pour changer les choses sur ce plateau qu'il a jugé triste dès l'abord, où il y a déjà eu deux suicides. Il va y ramener de la joie. En compagnie de Jourdan qui le fait passer pour un cousin, il va visiter l'une après l'autre  les quelques fermes disséminées et y faire sensation. Il va révéler aux habitants une autre façon de vivre, plus authentique, plus en intimité avec la Nature, qui fait la juste part du travail  mais aussi de la joie (de l' "inutile" : comme semer des champs de narcisses, planter des haies pour les oiseaux, faire venir un cerf et ses biches de la forêt voisine et les apprivoiser, lâcher l'étalon et la jument dans la nature pour la saillie, se réunir pour un banquet du printemps, etc...)  tableau idyllique d'une nouvelle Arcadie.  Mais deux femmes vont tout bouleverser, Joséphine, femme mûre, l'épouse du fils Carl, mère de deux enfants, va s'éprendre de Bobi (et arriver rapidement à ses fins) de même que, plus discrètement, Aurore, adolescente passionnée, fille de Madame Hélène, veuve encore jeune dont le mari s'est suicidé. Coincé entre ces deux amours, Bobi se trouve confronté à un problème "particulier" alors qu'il se consacrait jusque là à tous, à l'édification de leur joie commune, il n'est plus dans son rôle  et, après le suicide d'Aurore qui le croit insensible, il n'a plus qu'à fuir. Il a échoué.  L'harmonie avec les gens du plateau est rompue.  Et comme Lancelot dans sa quête du Grâal, s'étant laissé séduire par la passion, il doit disparaitre.  Un orage monstrueux s'approche alors qu'il se met en route endépit des avertissements amicaux et ... "la foudre lui planta un arbre d'or entre les épaules". 

 

Le personnage de Jourdan qui est le premier à apparaitre dans le livre m'est aussi le plus sympathique.  Il est le seul des habitants du plateau Grémone à "espérer", dans le sens d'attendre ardemment, la venue de quelqu'un, il ne sait d'où, ni pourquoi, mais "l'espérance humaine est un tel miracle qu'il ne faut pas s'étonner si parfois elle s'allume dans une tête sans savoir ni pourquoi ni comment" (sic)  Onze ans qu'ils sont arrivés, lui et sa femme, déjà plus jeunes, s'attendant à bien du travail sur une terre ingrate, et pour se donner du coeur il avait appelé leur ferme "la Jourdane". Depuis, dame "La vie, la vie et la vie ... Pas malheureux, pas heureux, la vie quoiDes fois il se disait... mais tout de suite au même moment il voyait le plateau, et le ciel couché sur tout et loin, là bas, loin à travers les arbres, la respiration bleue des vallées profondes, et loin autour, il imaginait le monde rouant comme un paon, avec ses mers, ses rivières, ses fleuves et ses montagnes.  Et alors il s'arrêtait dans sa pensée consolante qui était de se dire : santé, calme, "la Jourdane", rien ne fait mal, ni à droite ni à gauche, pas de désir.  Et le désir est un feu ; et santé, calme, et tout, brûlait dans ce feu, et il ne restait plus que ce feu.  Les hommes au fond çà n'a pas été fait  pour s'engraisser à l'auge, mais çà a été fait pour maigrir dans les chemins, traverser des arbres et des arbres, sans jamais revoir les mêmes ; s'en aller dans sa curiosité, connaitre.  C'est çà connaitre.  Et des fois il se regardait dans la glace, il se voyait avec sa barbe roussâtre, son front taché de son, ses cheveux déjà blancs, son gros nez épais, et il se disait : A ton âge ! ... Mais le désir est le désir...." (sic) 

De son côté, Marthe s'était aperçue du changement chez son homme : ça lui avait passé, çà l'avait repris, comme s'il cherchait quelque chose ailleurs.  Un jour, il y avait déjà cinq ans de celà, Jourdan était descendu à la ville et y avait entendu parler du fils du taillandier parti loin, au delà des mers, soigner les lépreux, une maladie qui fait pourrir le corps, et qui se donne.  Et tandis qu'il était attablé au café avec trois collègues devant un vin chaud, fumant leur pipe, il avait cherché le regard de ces hommes parce que lui même se sentait inquiet ces derniers temps.  Ces trois là, en face de lui, paraissaient solides, ayant leur situation, et pourtant il leur avait trouvé, au fond de l'oeil, dès qu'ils s'arrêtaient de rire ou de parler fort, comme du vide, du "rien".... et il s'était demandé si lui aussi avait ce regard là.

Par une fin de nuit de début d'hiver, Jourdan s'était réveillé comme s'il avait entendu quelque chose, s'était levé pour aller voir à la fenêtre. Rien qu'un clair d'étoiles, mais clair d'étoiles extraordinaire. Dans l'air froid et sec elles semblaient toute proches de la terre. On y voyait comme en plein jour. Alors lui prit l'envie d'aller labourer une pièce de terre derrière la ferme, nullement de nécessité, d'envie seulement. A l'écurie il trouva le cheval debout, éveillé, comme s'il attendait lui aussi.  Une fois dehors, il crut même entendre les étoiles "brasiller" et, tout en suivant le brabant, il s'était dit que "s'il doit venir ce sera par une nuit pareille."  En traçant un nouveau sillon dans le sens de la montée, il avait aperçu à l'endroit où son champ s'arrêtait contre la nuit, la silhouette d'un homme jambes écartées entre lesquelles brillait une grosse étoile. Cet homme semblait l'attendre et Jourdan de penser : "Si c'est lui, ce serait bien qu'il me trouve en train de labourer". Les deux hommes s'étaient salués, avaient bourré une pipe puis échangé quelques mots. Jourdan avait repris aussitôt son labour pour que le cheval ne refroidisse pas tandis que l'étranger le suivait tout en causant ou sifflottant quand ils se taisaient.  Mine de rien celui-ci se renseignait sur le coin : vaste plateau qu'il avait déjà longé mais sans y être entré. Les gens : à part les deux de "la Jourdane" quelques autres, disséminées, en tout une vingtaine de personnes. La terre : de larges champs, elle était bon marché parce que loin de tout.  L'homme (Bobi pour la commodité) avait demandé à Jourdan ce qu'il pensait de cette nuit. Il n'en avait jamais vu de pareille.  Et d'Orion ?  cette constellation qu'il lui avait montrée du doigt. Beaucoup plus grande que d'habitude.  Bobi avait d'abord prétendu ne faire que passer, allant plus loin, mais avait accepté de venir prendre le café à la "Jourdane" et même d'y rester un jour ou deux, le temps que passe l'orage et la bourrasque de neige qui s'annonçait.  Dans la vie il faisait acrobate itinérant, danseur de corde, jongleur, faiseur de tours, se produisant sur les places  quand besoin d'argent se faisait sentir.  Un peu rebouteux aussi, connaissant les simples. Jourdan en profita pour lui demander s'il n'avait jamais soigné de lépreux. Question qui avait paru surprendre l'étranger. Non, mais il connaissait le remède, du moins pour une certaine forme de lèpre.  Avec Bobi, tout est toujours un peu étrange, mystérieux, quand il parle.  Il avait trouvé l'endroit triste mais à cause que ceux du plateau ne réservaient rien pour l' "inutile" (autre façon de dire pour l'agrément des yeux et du coeur).  Par exemple : attirer les oiseaux d'hiver en répandant du blé sur l'aire (cette part "pour le bonheur" en opposition à celle réservée à la semence et à la vente), semer des graines de fleurs, faire venir de la forêt un cerf et ses biches, les apprivoiser. Il fallait en parler aux autres. Alors, en carriole, Jourdan et Bobi s'étaient mis à faire la tournée des quelques fermes du plateau, Jourdan le présentant comme un cousin du côté de sa femme. En dépit de son étrange façon de parler, de ses idées bizarres, Bobi était bien "passé" chez ceux du plateau Grémone, tombant même à pic pour remettre l'épaule démise du vieux Carle.  Côté femmes, outre Marthe la femme de Jourdan, il y avait Honorine femme de Randoulet, Madame Carle, sa jeune belle-fille Joséphine ayant deux enfants, Barbe la femme du vieux Jacquou et Zulma leur fille, "simple" de naissance, Madame Hélène enfin, veuve encore jeune et sa fille Aurore, une adolescente, occupant à elles deux une grande demeure près de la ferme "fra Joséphine" gérée par un homme seul, Fabre, qui lit des livres. Le récent suicide de Sylve, vieil homme aigri, est venu cruellement rappeler celui de son mari, trois ans plus tôt, après une crise de démence.  Si bien qu'au terme de cette tournée des familles, Jourdan avait eu ce mot, presqu'une prière, posant sa main sur le genou de Bobi, "Reste avec nous ! ".   Bobi était resté s'étant senti investi d'une mission auprès de ces gens : leur apporter une joie de vivre.

Et les choses avaient changé dans ce sens sur le plateau Grémone.  Les habitants s'étaient rapprochés, s'entraidaient dans les travaux, partageaient, mettaient en commun.  Un point culminant fut atteint lors d'un banquet champêtre auquel tous avaient tenu à participer pour fêter le printemps, la nouvelle vie des hommes à laquelle était associée celle des bêtes dont on devait aussi se faire accepter.  La capture des biches pour le cerf Antoine avait été décidée et réalisée en commun car c'était l'affaire de tous et, s'agissant de ces animaux, la propriété d'aucun.  

Ce banquet avait pourtant éveillé l'amour entre Bobi et Joséphine, femme mûre et sensuelle sachant parfaitement ce qu'elle voulait mais aussi chez Aurore, adolescente passionnée, se calmant les sangs en longues chevauchées à cru sur sa jument, à la grande peur de sa mère.  Convaincue qu'elle ne sera jamais à lui, incapable de rivaliser contre Joséphine, que Bobi de son côté ne pourra jamais lui porter qu'un intérêt platonique, elle finira par se suicider (comme son père) .  Chute brutale, dramatique, de la belle histoire si bien commencée. C'est le malheur que Bobi a apporté finalement.  Nul ne songe à le chasser mais lui sait qu'il doit partir car il a échoué, il se sent responsable, et comme dans la tragédie antique il sait aussi que le châtiment l'attend.  Châtiment prométhéen : c'est la foudre qui va le frapper tandis qu'il fuit sous la tempête malgré les avertissements de Fabre, dernier homme du plateau à l'avoir vu vivant. 

19114512.jpg Vue du Contadour près de Redortiers 

 

NOTES : (1) Giono était entré au Comptoir National d'Escompte (CNE) de Manosque en 1911 à 16 ans comme chasseur puis fut employé au service de l'escompte. Démobilisé en Octobre 1919, il retrouva une place au service des titres puis à celui de la caisse avant d'être nommé sous-directeur puis directeur.  En 1928 le CNE ferma sa succursale de Manosque et proposa à Giono la direction de celle d'Antibes mais il refusa ne voulant pas quitter sa ville. Sa premère fille, Aline, était encore petite mais il avait à sa charge sa vieille mère (78 ans qui mourut à 89 ans) et le frère de celle-ci qui était invalide.  Giono passa donc à l'agence manosquine du Crédit du Sud Est qui deux ans plus tard fut mis en liquidation judiciaire et c'est à ce moment qu'il se posa la question de savoir s'il devait ou non chercher une autre place.  

(2) Avaient déjà paru :

"Colline" en 1929 chez Grasset qui se verra décerner le Prix américain Brentano (voir note 3)

"Un de Beaumugne" la même année toujours chez Grasset

"Regain" en 1930 chez Grasset qui recevra le Prix Northcliff équivalent anglais du Prix Fémina.

"Naissance de l'Odyssée" en 1930 aux éditions KRA

"Le grand troupeau" en 1931 chez Gallimard

"Jean le bleu" en 1932 chez Grasset

"Le chant du monde" en 1934 chez Gallimard

sans compter d'autres écrits qu'il tenait tout prêts dans ses tiroirs, d'autres déjà en chantier, et aussi l'adaptation cinématographique de son roman "Regain" et de sa nouvelle "Joffroy de la Maussant" qu'avait entreprise Marcel PAGNOL.

(3) Klemens BRENTANO était un poète et littérateur allemand d'une famille originaire de Lombardie.  Sa soeur, Bettina Von Arnim, fut l'amie de Goethe et de Beethoven.

(4) Extrait de "Refus d'obéissance" dédié à Louis DAVID, son ami de collège, tué en Alsace en 1916.

"Je ne peux pas oublier la guerre.  Je le voudrais.  Je passe des fois deux jours ou trois sans y penser et brusquement, je la revois, je la sens, je l'entends, je la subis encore.  Et j'ai peur.  Ce soir est la fin d'un beau jour de Juillet.  On va couper les blés.  L'air, le ciel, la terre sont immobiles et calmes. Vingt ans ont passé.  Et depuis vingt ans, malgré la vie, les douleurs et les bonheurs, je ne me suis pas lavé de la guerre.   L'horreur de ces quatre ans est toujours en moi.  Je porte la marque.  Tous les survivants portent la marque...

... Je te reconnais, Devedeux, qui a été tué à côté de moi devant la batterie de l'hopital en attaquant le fort de Vaux.  Ne t'inquiètes pas, je te vois.  Ton corps crevé, tes mains entortillées dans tes entrailles, est quelque part là bas, sous l'ombre, comme sous la capote que nous avons jeté sur toi parce que tu étais trop horrible à voir et que nous étions obligés de rester près de toi, car la mitrailleuse égalisait le trou d'obus au ras des crêtes.

... Je te reconnais, Marroi, qui a été tué à côté de moi devant la batterie de l'hopital en attaquant le fort de Vaux.  Je te vois comme si tu étais encore vivant, mais ta moustache blonde est maintenant ce champ de blé qu'on appelle le champ de Philippe.

...Je te reconnais, Jolivet, qui a été tué à côté de moi devant la batterie de l'hopital en attaquant le fort de Vaux.  Je ne te vois pas car ton visage a été d'un seul coup raboté, et j'avais des copeaux de ta chair sur mes mains, mais j'entends de ta bouche inhumaine ce gémissement qui se gonfle et puis se tait.

...Je te reconnais, Veerkamp, qui a été tué à côté de moi devant la batterie de l'hopital en attaquant le fort de Vaux.  Tu es tombé d'un seul coup sur le ventre.  J'étais couché derrière toi.  La fumée te cachait.  Je voyais ton dos comme une montagne.

... Je vous reconnais tous, et je vous revois, et je vous entends.  Vous êtes là dans la brume qui s'avance.  Vous êtes dans ma terre.  Vous avez pris possession du vaste monde. Vous m'entourez.  Vous me parlez.  Vous êtes le monde et vous êtes moi.  Je ne peux pas oublier que vous avez été des hommes vivants et que vous êtes morts, qu'on vous a tués au grand moment où vous cherchiez votre bonheur, et qu'on vous a tués pour rien, qu'on vous a engagés par force et par mensonge dans des actions où votre intérêt n'était pas. Vous dont j'ai connu l'amitié, le rire, la joie, je ne peux pas oublier que les dirigeants de la guerre ne vous considéraient que comme du matériel.  Vous dont j'ai vu le sang, vous dont j'ai vu la pourriture, vous qui êtes devenus de la terre, devenus des billets de banque dans la poche des capitalistes, je ne peux pas oublier la période de votre transformation où l'on vous a hachés pour changer votre chair sereine en or et sang dont le régime avait besoin."

 

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18 septembre 2009 5 18 /09 /septembre /2009 09:08
hussard.jpgLe 30 Octobre 1995 sortait à Saint Denis le film de Jean Paul RAPPENEAU adapté du roman de Jean GIONO "le hussard sur le toit " qui, avec "Angélo", "Mort d'un personnage" et "le bonheur fou " forment un cycle dans l'oeuvre de l'écrivain. Je viens de le revoir en DVD, quatorze ans après et avec le même bonheur.  C'est un film superbe, peut-être un peu long (2H15') mais le livre aussi comporte certaines longueurs.  Rappeneau a fait très fort dans les décors, figurations, scènes de foules hystériques, bagarres, chevauchées et effets spéciaux (tous ces cholériques cyanosés et cadavres en putréfaction plus vrais que nature) On pourrait reprocher cet étalage d'horreurs comme la scène de l'oeil arraché par un corbeau mais le réalisateur ne fait que suivre en fait les descriptions de Giono lui même qui n'a rien inventé de toute pièce s'étant au préalable puissamment documenté dans une quarantaine d'ouvrages de l'époque décrivant les différentes formes de choléra, les phases de la maladie et les moyens curatifs et préventifs de ce temps là.  Ce terrible choléra de 1832 en Provence est un fait historique.  Il avait été introduit à Marseille dans la cargaison d'un navire venant de Smyrne et portant le joli nom d' "Iris de Suse".  Il s'y trouvait entre autres des lots de soieries turques et celles-ci, baladées à dos de mulet dans toute la Haute Provence par des colporteurs nombreux à l'époque, avaient été les agents de propagation de l'épidémie.  Les circonstances de la présence d'Angélo dans les Basses Alpes sont également historiques.  Les Autrichiens occupaient l'Italie du Nord et traquaient sans relâche les partisans qui luttaient pour la libération du Piémont.  Après avoir tué en duel un agent de l'Autriche, Angélo avait dû s'enfuir comme d'autres (Giuseppe) par delà les Alpes et c'est à partir de là que commence son itinéraire quasiment "initiatique" car il est très jeune et va découvrir, au travers du choléra (pour Giono qui l'a vécue en 14 il symbolise la guerre) comme d'une loupe, les facettes les plus nobles comme les plus sordides de la nature humaine.  De ces dernières Giono avait lui même souffert, dénoncé comme collabo et par deux fois internés au seul motif d'avoir des idées pacifistes.  Les oiseaux tiennent une place importante dans le hussard car associés au choléra, et on peut penser que Giono s'était inspiré de la nouvelle de Daphné du Maurier "Les oiseaux" d'où Hitchcock avait tiré son film éponyme, en en rajoutant même : non seulement les corbeaux mais les gentils rossignols se repaissent de chair humaine et ce faisant ne craignent plus les hommes, les attaquant en bandes ou isolément.  A la manière des roman de chevalerie Angélo devient involontairement chevalier servant de Pauline qui n'est pas d'emblée sa "dame de coeur" mais celle qu'il se charge de ramener à bon port en jeune homme (gentilhomme) de devoir avant de poursuivre sa route vers l'Italie.  C'est un archétype de la jeunesse généreuse.  Giono, d'origine piémontaise par son père connaissait très bien la littérature italienne notamment Ariosto (l'Arioste), çà n'est donc pas par hasard ce côté épique.  Je n'ai pas trouvé Martinez très bon dans le rôle d'Angélo (au contraire de Juliette Binoche absolument parfaite dans le rôle de Pauline de Théus) trop brusque, pète sec et stupidement susceptible (même s'il est Italien).  S'il est très réservé, voire timide vis à vis des femmes (de la femme) le livre nous le présente comme un jeune homme romantique, assez désinvolte, bravant le danger, dévoué à sa cause qui est celle de la libération de son pays et capable de la placer au dessus de tout y compris cette rencontre fortuite avec Pauline. Sur le plan des sentiments tout est en retenu, pas d'émotion amoureuse manifestée de la part d'Angelo mais il n'est pas ignorant de celle qu'il inspire peu à peu à Pauline ce qui l'embarrasse en fait car il a sa mission à remplir.  La scène culminante où Angélo dénude assez brutalement Pauline atteinte du choléra  pour la frictionner vigoureusement pendant des heures et ce faisant lui sauver la vie apparait comme un corps à corps d'Angélo avec la Mort, toute allusion sexuelle passant loin derrière.  Mais pour Pauline le fait d'avoir été vue inconsciente dans son intimité et pétrie par les mains d'Angélo corespondra bel et bien à une sorte de prise de possession.  Qui n'a rêvé d'être un Angélo (Epi d'or sur un cheval noir ...)  (vers 1830)
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