Mardi 28 Mai -
A 2H du mat je
suis réveillé par un coup de sonnette. Pas en retard le maestro ! Je me précipite à la porte que j'entr'ouvre et tombe nez à nez avec un gazier à mine plutôt patibulaire et avec un bandeau sur
l'œil gauche. Il s'agit bien de mon taxi (avec un chauffeur borgne donc !...) En trois minutes je suis prêt et referme doucement la porte derrière moi. Dans la grosse Ford, très ancien modèle,
qui stationne en face il y a déjà deux hommes et une femme enveloppés dans leur couverture. Après avoir pris dans un autre quartier trois autres passagers dont une vieille femme avec une petite
fille endormie, nous nous lançons sur la Panaméricaine, cap au nord. Comme il n'y a rien à voir (nuit + brouillard) autant
essayer d'imiter les autres passagers. Et je m'assoupis. Pendant ce temps nous avons dû passer devant la forteresse de Paramonga
(mais je la verrai au retour, de jour) Voici une agglomération qui porte le nom de Chasqui Tambo (ce qui signifie « relai
des messagers à pieds » tel qu'en utilisaient les incas pour transmettre les nouvelles et les messages). Le jour se lève alors que nous avons déjà quitté la côte pour nous enfoncer dans les
montagnes en direction de Huaraz. Arrêt involontaire dû à une crevaison, incident banal au demeurant. Le ciel a pris une couleur
orangé. La montagne que nous traversons sur une piste poussiérieuse relève encore du désert côtier : rocheuse et aride avec des buissons de cactées. De jeunes bergers passent en poussant leur
troupeau de chèvres. Ils vont pieds nus dans leur poncho bariolé, le chullo sur la tête. L'un d'eux souffle dans une petite flute de roseau. Eglogue péruvienne
!
Nous repartons
pour entrer bientôt dans le Callejon de Huaylas qui nous réserve de superbes panoramas montagnards. Nous rencontrons des
campesinos à cheval et barbus. Ce sont des métis, les indiens purs sont glabres. Il a gelé ici durant la nuit, la glace achève de fondre dans les flaques. Nous découvrons bientôt, à un détour de
la piste, la Cordillera Real (cordillère royale) aux sommets immaculés dominé par le nevado Huascaran point culminant des Andes péruviennes. A Recuay, nous
arrivons à l'intersection avec la route de Chavin. Huaraz
n'est plus qu'à trente kilomètres de mauvaise piste. Nous y sommes vers les onze heures. C'est une pittoresque localité
aux rues
étroites et pavées, aux maisons blanches à toit rouge dont certaines ont gardé le style colonial. Alentour c'est un paysage alpestre pour ainsi dire. La verdure, les cimes enneigées de la
cordillère, le ciel presque sans nuages. A quelque 3000 mètres d'altitude on respire ici à pleins poumons un air d'une pureté remarquable. Je vais déposer mon sac à l'hôtel Commercio, non loin de
la Place d'armes. L'habitation est certes pittoresque mais très inconfortable et de plus très sale. Je suis reçu assez fraichement par un cholo assis près d'un véritable oratoire à la Vierge
entouré de bougies allumées, en habit noir (en deuil ?) Mais d'emblée je n'ai pas aimé son regard sournois. Je lui loue la chambre pour deux nuits car demain je vais à Chavin. Je ressors quelques
minutes plus tard et me voici dans la rue encombrée de marchandes indiennes assises au bord du trottoir, d'indiens en poncho marron et d'écoliers en costume. Je vais manger une tortilla de huevos
(omelette) dans un petit restaurant de la place et traine un peu en sirotant mon thé. Un petit limpiabota (cireur) vient me solliciter. Je lui fais comprendre que mes chaussures (type safari)ne
se cirent pas mais il me propose de les nettoyer à l'essence. Je le remercie mais préfère qu'il aille me chercher un journal, il gardera la monnaie. Une minute plus tard il est de retour avec le
canard. Après tout il aurait pu filer avec l'argent et je ne lui en aurait pas voulu. Le petit m'est sympathique et je lui demande s'il a mangé. Non. Alors qu'est-ce qu'il veut, c'est moi qui
régale. Ce que j'ai mangé moi. Bon, va pour une tortilla. Je lui dis que contrairement à ce qu'il pense je ne suis pas un yankee, ni du Peace Corps mais un français, simple voyageur.
En attendant
l'heure d'ouverture de l'officine des collectivos, je gravis une colline derrière la ville jusqu'à un calvaire pour avoir une vue panoramique. Le Huascaran (6800m) cache son front altier sous un
coussin de nuages cotonneux. Je remarque de petits champs de blé montagnard. L'endroit me plait mais je dois redescendre vers la ville mettre au point la question transport pour Chavin. J'apprends qu'il est impossible de faire l'aller-retour dans la journée, la route est trop longue (près de 100 Kms aller) et surtout
difficile. Un car part demain vers dix heures seulement. Le préposé à qui j'ai à faire est un petit homme claudiquant, très sympathique avec qui je prolonge un peu la conversation. Les cimes
blanches commencent à se teinter de rose tandis que l'ombre envahit la petite ville. J'y ai remarqué la présence au coin des rues de policiers, ou militaires, casqués et armés (matraque,
pistolet, pistolet-mitrailleur). J'en aurai l'explication le lendemain. Il y a un mois ont eu lieu ici des grèves avec manifestations d'ouvriers. La police est intervenue, à tiré même. Il y a eu
trois morts, quelques blessés. Depuis les forces de l'ordre restent sur le pied de guerre.
Je vais dîner
dans une gargotte sans grand appétit. Sur la Plaza de Armas la radio publique braille les informations entrecoupées de musique et d'annonces publicitaires. En face, sur les marches de l'église,
il y a un aveugle qui joue de la flute en s'accompagnant lui même avec des chullchus (bouts de ferraille qui en s'entrechoquant
marquent le rythme). Avant de rentrer à l'hôtel je m'arrête un instant pour l'écouter. Il jouait bien me semblait-il et ce qu'il jouait était triste à fendre l'âme. Le yaravi (air andin) résume toutes les solitudes.
Mercredi 29 Mai -
Huit heures du
matin. J'ai bien dormi finalement, sans histoire, malgré l'inconfort. Ce type de l'hôtel ne m'inspirant décidément pas confiance, je m'étais couché hier soir ma veste (où il y a mon portefeuille)
roulé sous ma tête et après avoir bloqué la porte (sans serrure) avec la chaise. C'est bien la première fois (et la seule) que j'ai éprouvé ce sentiment de méfiance. J'ai peut être tort et il se
pourrait que lui-même éprouve la même chose pour moi.
Dehors le
soleil brille radieux et les cimes étincellent. En attendant mon car je marche jusqu'aux énormes blocs de rochers marquant encore l'emplacement de la terrible avalasse de Décembre 1941 ayant fait
six mille morts emportant une partie de la ville. Non loin de là,en contrebas, coule le rio Santa. Le sommet du Huascaran est complètement dégagé ainsi que les sommets voisins du Huandoy et du San Cristobal.
Aux environs
de Huaraz se trouvent des mines d'argent et de charbon. La station thermale de Chancos se trouve à trois
kilomètres.
Le car démarre
à onze heures. A Recuay (28 Kms de Huaraz) nous nous arrêtons devant une posada pour déjeuner. Pas grand appétit et me contente
d'une assiettée de soupe fumante.
Un peu après
Recuay nous arivons au desvio, à l'embranchement de la piste de Chavin et de la vallée de Huari. Nous traversons le rio Santa sur un pont
de bois puis commençons à monter, traversant à gué et à plusieurs reprises des ruisseaux actuellement en basses eaux. La route de Chavin est souvent rendue impraticable par les pluies et les
éboulis. Vu d'en haut Recuay révèle la présence des minéraux qui y sont exploités. Ce sont des déblais de terre renfermant de l'argent, du cuivre, du tungstène. Nous nous élevons à travers une
pampa désolée sans âme qui vive. Arrivés au bord de la laguna de Querococho, joli petit lac aux eaux bleu sombre, nous sommes au
pied d'un névado à pic de 5260 mètres, le Yanamarey. C'est à pa rtir de là que la route devient réellement difficile. En virages
serrés nous nous élevons à travers d'énormes blocs rocheux. A plusieurs reprises le chauffeur doit s'y reprendre à deux, voire trois fois dans un virage en épingle à cheveu et il nous faut
fréquemment dégager la route de grosses pierres risquant d'endommager les pneus ou le véhicule. Nous ne rencontrons que de rares troupeaux et quelques huttes de montagnards faites de pierres et
de chaume. Nous croisons un homme à cheval drapé dans son poncho couleur tabac, le chapeau bas sur les yeux, puis un taxi qui nous oblige à une manœuvre.
A 71 Kms de
Huaraz nous sommes arrivés à l'entrée du tunnel de Cahuish percé en 1927 pour permettre l'accès à la vallée du Huari. Nous sommes au niveau des glaces, à plus de quatre mille mètres. Long de 400 mètres et de tracé rectiligne, il est
extrêmement humide, le plafond hérissé de stalactites givrées. Le sol est complètement défoncé et nous avançons au pas, tombant dans des ornières pleine d'eau jusqu'à mi-roue. Faut-il que notre
vieille caisse soit solide ! Cahotant, versant d'un bord sur l'autre, nous retrouvons enfin le jour pour déboucher brusquement sur une fantastique vallée qui m'arrache presque un cri
d'admiration. Le versant que nous descendons maintenant dans l'ombre du Yanamarey
est ruisselant
d'eaux vives tandis que l'autre en face est éclairé par le soleil. Nous rencontrons des bandes de chevaux à demi-sauvages.
Arrivés au
fond de la vallée nous rejoignons la rivière que nous suivions en corniche et la longeons jusqu'à Chavin. Nous passons devant le castillo où je reviendrai plus tard, nous franchissons le rio sur un pont de bois pour entrer dans le bourg triste et misérable de
Chavin de Huantar.
Les campesinos
commencent à rentrer des champs et la rue mal pavée est envahie par les troupeaux de chèvres, de moutons, accompagnés d'indiens à pieds ou menant un mulet par la bride. Je descend à l'hôtel du
Condor, le seul et unique. Il s'agit en réalité d'une grande habitation assez délabrée dont les occupants ont ménagé une grande chambre pour les « visiteurs ». Je paye à la chola le
prix de ma nuit, 20 soles soit environ 2,50 Frs et vais déposer mon sac. L'après midi est trop avancé pour entreprendre
grand'chose mais je vais quand même faire une première visite aux ruines avant la nuit. En quittant la cour de la posada, je tombe nez à nez sur un pauvre bougre en loques et idiot. Il me
dévisage d'abord de ses yeux fous en poussant des grognements puis se jette à mes pieds, joignant les mains, s'inclinant jusqu'à terre ...
Les ruines de
Chavin se trouvent juste à l'entrée du village, non loin du rio. De là se remarque l'énorme quebrada ouverte par une avalanche
en 1944. Le village primitif fut complètement détruit et a été reconstruit un peu plus loin.
Chavin, à 3695
m d'altitude, est peuplé essentiellement d'indiens vivant chichement de l'élevage et de leurs petits champs de papas, blé, avoine. C'est aussi l'emplacement d'un haut lieu religieux, le plus
ancien peut-être de l'Amérique du Sud. La civilisation dite de Chavin date probablement du premier millénaire avant notre ère.
Le temple de
Chavin est appelé Castillo. Utilisant un tertre, il présente sur un côté des murailles assez élevées et massives, de l'autre une
pente en gradins. Des entrées de souterrains ou de tunnels s'ouvrent un peu partout sur le tertre. L'un d'eaux permet d'accéder aux curieuses salles hypogées où se trouvent les sculptures
étonnantes de l'art Chavin : succession de têtes de pierre stylisées (mi homme mi jaguar)
et, à
l'intersection de deux galeries, le lanzon, énorme pilier entièrement sculpté d'effigies d'un style rappelant les dragons
chinois.
La façade du
temple comporte deux colonnes massives, rondes, finement décorées de curieux dragons, mi félins mi oiseaux, des bas-reliefs ornés de têtes de jaguar
stylisées.
Tout autour du
Castillo, des fouilles ont été entreprises et ont permis de mettre à jour d'intéressantes stèles.
Dans
l'art de Chavin tout est griffes de condors, crocs de jaguars, oeils, ombilics se terminant en tête de
serpent.
La répétition
de ces motifs laisse supposer que le temple de Chavin était dédié aux forces souterraines qui griffent, mordent la terre, la secouent parfois dans leur rage. Ainsi les habitants devaient ils
interpréter les tremblements de terre. Dans ce temple souterrain, dans ces ténèbres, brille l'œil du jaguar qui recherche l'ombre pour mieux bondir sur sa proie, la surprendre. Le petit musée en
plein air de Huaraz renferme aussi des vestiges de la civilisation de la vallée de Huari.
Jeudi 30 Mai -
Après trois
heures de visite des ruines de Chavin, je retourne au village pour reprendre le car venant de Huari. Malgré le soleil éclatant, le site très encaissé est sévère, voire sinistre dès que la nuit
tombe. Je m'assieds et attends, observant les allées et venues. Je pensais être seul étranger dans ce coin perdu mais je vois s'avancer un gringo, je pense tout de suite à un volontaire du
Peace Corps. C'est d'ailleurs le cas et il s'occupe du Centre
artisanal mixte San Marco que j'aurais bien aimé visiter avec lui si j'en avais eu le temps.
Ce n'est que
vers midi qu'arrive le car. Peu de voyageurs au départ de Chavin pour Huaraz mais, par contre, beaucoup de sacs de patates que le chauffeur et son aide chargent sur l'impériale mais aussi à
l'intérieur puisqu'il y a la place.
A quelques
kilomètres de Chavin nous nous arrêtons dans un petit pueblo. Le car y est attendu par une foule de campesinos qui le prennent d'assaut, non pour y monter mais pour charger leurs sacs de pommes
de terre. On en entasse partout, jusqu'à dans le couloir central, sous les sièges, entre les jambes des voyageurs...
Enfin nous
pouvons repartir lourdement chargés, surchargés même, ce qui n'est pas très prudent sur des routes aussi casse-cou mais ici çà ne pose pas problème. La résistance de ces cars a été pour moi un
motif d'émerveillement. Nous grimpons cette fois à allure d'escargot les lacets vers le tunnel. Une fois traversé celui-ci c'est la descente jusqu'à Recuay. Repassant près du lac de Querococho,
un indien surgit devant nous pour offrir des truites qu'il vient de pêcher. Nous nous arrêtons un instant mais tombons en panne un peu plus loin ce qui nous vaut un autre arrêt permettant aux
passagers de soulager leur vessie. Je me suis émerveillé aussi de la débrouillardise des maestros pour se dépanner avec les moyens du bord, qualité indispensable au
demeurant.
A Cochapampa un camion est en panne et nous bloque le passage pendant plus d'une heure.
Enfin voici
Huaraz. Il est cinq heures de l'après midi. Demain départ aux aurores pour Huallanca.
Vendredi 31 Mai -
Dans l'aube
glacée je quitte l'hôtel Commercio, sans regret, pour me rendre à l'arrêt des cars sur la place. Dans la rue encore sombre se glissent des silhouette d' indiens en poncho ou d'indiennes avec leur
éternel ballot sur le dos. Les premières lueurs du jour éclairent les sommets enneigés.
Nous quittons
Huaraz, traversons le rio Santa sur un pont récemment construit et reprenons la piste toujours égale à elle même, autrement dit
épouvantable. Nous passons à Monterrey puis à Tarica,
longeant le rio Santa. Entre Marcara et Carhuaz l'état de la piste fait tomber notre allure à moins de 25 Kms/heure.
A partir de
Carhuaz nous roulons au pied de la Cordillère Blanche que domine le gigantesque Huascaran, la longeant sur notre droite. Puis nous traversons Yungay où s'est produit en 1961 un glissement de terrain catastrophique. Nous abandonnons sur notre droite la piste menant à la laguna de Llanganuco pour entrer dans Caraz, petite localité pittoresque
à l'extrémité nord du Callejon. Une de nos roues jumelées est crevée et pendant que le chauffeur répare j'en profite pour jeter un coup d'œil, pas trop loin, sur ce charmant village aux rues
étroites et aux maisons blanches parmi les vergers, le tout dans ce splendide décors de montagnes de la province d'Ancash. A
proximité un petit aérodrome est en cours d'aménagement. De Caraz la vue s'étend sur les deux cordillères presque parallèles : la Cordillère blanche déjà citée et la Cordillère noire lui faisant vis à
vis par delà la vallée du Santa.
Sous l'éclat
du soleil et nimbés de poussière nous progressons toujours le long du rio Santa vers le sinistre canyon d'El Pato que le fleuve
a creusé.
Après un arrêt
devant un poste de contrôle, nous nous engageons dans ce profond défilé au fond duquel serpentent les eaux rageuses du fleuve, l'un des plus importants du Pérou. Trente huit tunnels ont dû être
percés dans le flanc de la montagne pour prolonger la route jusqu'à Huallanca à la sortie du défilé. Nous passons à proximité du barrage de la centrale hydro électrique d'El Pato (Santa
Corporation) qui alimente les nouvelles acieries de Chimbote.
A la sortie du
Canyon voici en contrebas la petite localité de Huallanca encaissée entre des montagnes arides.
Pour le car
c'est le terminus. Une ligne de chemin de fer relie Huallanca à la côte (Chimbote). Le train de la Santa Corporation évoque les petits chemins de fer du Far West, (la petite loco remplacée par
une « diesel ») avec ses wagonnets en bois et sans vitre au fenêtre.
Le train
quitte Huallanca, triste village minier, vers les deux heures de l'après midi. Nous continuons de suivre la vallée du Santa toujours très encaissée. Les étranges couleurs des montagnes alentour
dénotent la présence de divers minerais. Nous roulons bientôt à proximité des mines d'anthracite de Chuquicara. Le Santa roule
des eaux grises accentuant encore le caractère désolé du paysage. Absolument aucune végétation à l'exception de cactus-cierges. Il en sera ainsi durant plusieurs heures avant d'être suffisamment
descendus en altitude pour que, dans l'évasement de la vallée, commencent à apparaître les bananeraies, orangeraies, vergers semi-tropicaux puis, plus loin, des cultures à grande échelle de
coton, maïs, sorgho, riz. De part et d'autre de cet oasis que constitue à présent le rio Santa s'étend le désert côtier avec ses dunes, ses steppes pierreuses et ses montagnes arides aux tons
rougeâtres.
Après avoir
traversé l'agglomération de Santa, nous entrons dans les faubourgs de Chimbote qui nous accueille avec son insupportable odeur de poisson. Impossible d'oublier que c'est le premier centre de conserveries de
poisson du Pérou et les déchets servent à la fabrication d'engrais. Outre son odeur tenace (car tout à Chimbote sent le poisson, y compris la literie, l'eau du robinet, de la douche ...) ce grand
centre industriel a aussi la saleté des grands ports et leur grouillement humain, vaguement douteux. Le voyage pour parvenir jusqu'ici a été long et fatiguant. Je ne suis qu'un bloc de poussière.
Ma barbe de plusieurs jours a une couleur grise. Une douche sera la bienvenue. Sortant de la gare j'avise enface un hotel d'assez bon aspect où j'entre sans hésiter. L'accueil est peu amène mais
après tout je me fous de la gueule du réceptionniste n'ayant qu'une hâte, me laver et me changer. La douche glougloutante m'arrose parcimonieusement mais je prends çà pour une vraie bénédiction.
Je passe ensuite un bon moment à dépoussiérer mes vêtements, et il en sort de la poussière andine sous mes coups de manche à balai !
M'étant ainsi
refait la fraise je peux maintenant songer à manger. J'ai une faim de loup n'ayant pris depuis le matin que quelques oranges et un verre de chicha morada. Comme si l'odeur ambiante ne me suffisait pas, je mangerai ce soir un plat de poisson mais attention, succulent ! J'en
reprendrai d'ailleurs une deuxième.
Comme je suis
crevé, je rentre aussitôt dans ma chambre pour me coucher remettant tout au lendemain. Dodo.
Samedi 1er Juin -
Chimbote est
l'un des rares ports naturellement protégés de toute la côte ouest, port industriel en plein essor d'environ 200.000 habitants.
C'est aussi
depuis 1958 le premier centre sidérurgique du Pérou où est traité le minerai provenant de Marcona (Port de San Juan à l'ouest de
Nazca) . L'énergie électrique est fournie par la centrale hydroélectrique de Huallanco à plus de cent kms à l'intérieur des terres. La pêche côtière est très active et alimente les conserveries
et les usines de farine de poisson. La production est exportée vers les Etats Unis mais aussi vers l'Europe.
Après cette
nuit réparatrice à l'hôtel des Anges (los Angeles) où j'ai dormi comme tel, il me faut maintenant m'informer de l'heure des cars pour Trujillo, ma prochaine étape. La ville s'agite déjà, gluante de garua, ce
brouillard qui règne de Mai à Novembre sur toute la côte du Pérou. Pas de car avant deux heures de l'après midi. Je laisse mon sac à la consigne et vais prendre un negro dans un bar. J'ai du
temps devant moi (trop) et vais traîner dans la ville et du côté du port. L'atmosphère est plutôt déprimante, poisseuse, puant le poisson. Le port semble en effet très bien équipé. L'océan roule
sur le rivage couvert d'immondices et de déjections humaines des flots noirs et infectes. Devant ce paysage désolant le Palace-hôtel Chimu étale son luxe... Il est géré par la Corporacion peruana
del Santa.
Je traverse
quelques quartiers excentriques, sales, nauséabonds. Globalement Chimbote ne m'aura pas laissé un souvenir folichon.
Je finis par
m'asseoir sur un banc public au centre d'une petite place où un marchand ambulant vend des chupetes, glaces locales, c'est à
dire un glaçon parfumé au sirop avec un batonnet, et des morceaux de canne à sucre. J'attends que le temps se lève.
Vers une heure
de l'après midi la garua commence à se dissiper et le soleil à percer.
Le car de
Trujillo arrive enfin avec près de deux heures de retard !... Mais attention, à côté de ce que j'ai connu jusqu'ici c'est un véritable Pullman !
Après la
traversée de la ville et des faubourgs nous nous lançons sur la Panaméricaine à travers le désert côtier parfaitement aride :
montagnes beiges, dunes de sable jaunâtre, steppes rocailleuses brunâtres. Estompée dans la brume de chaleur se dresse au loin telle une muraille la Cordillère des
Andes.
Nous nous
arrêtons à un lieu dit San Jose. En dépit du soleil de l'après midi il ne fait pas chaud et le vent souffle très fort (c'est
l'hiver austral).
Vers cinq
heures de l'après-midi la brume se reforme et cache le soleil.
Nous arrivons
à Trujillo un peu après six heures du soir. C'est une moderne cité toute blanche au milieu de la verdure de l'oasis que forme à cet endroit le rio Moche. De grandes artères, très propres, éclairées par des enseignes lumineuses, bordées de magasins. Ici aussi les commerçants et
restaurants chinois sont très nombreux. A cette heure ci tout le monde est dehors et le car avance lentement dans la circulation très dense.
Je descends à
l'hôtel Lima. La chambre, au rez de chaussée, n'est pas chère mais assez minable, sentant l'urine, avec des cafards rasant le bas des murs verts de moisissures. Mais enfin je suis à l'abri et
j'ai un lit que j'écarte du mur à cause de ces bestioles. Je vais dîner en ville confortablement et traîne un peu avant de rentrer. Demain dimanche visite de la ville et du site de Chan Chan.
Dimanche 2 Juin -
Trujillo, chef
lieu du département de la Libertad est la quatrième ville du Pérou (après Lima, Callao et Arequipa). Elle compte environ 63.000
habitants. Fondée par Pizarro (natif lui-même de Trujillo mais en Espagne) en 1535, elle fut ceinte de murailles en 1686 sur
ordre de Charles V. Les constructions modernes se sont intégrées sans trop de disparité dans le style colonial de la cité originelle. L'université de la Libertad fondée en 1824 est la deuxième du
pays après San Marco à Lima.
Je suis tôt
levé car j'ai beaucoup de choses à voir aujourd'hui. La ville est encore endormie en ce dimanche matin. Il ne fait pas froid mais la garua rend l'air poisseux. Je me rends d'abord à la Plaza de
Armas, point central de la ville (comme de règle). C'est une vaste esplanade bordée par la cathédrale (énorme et laide) et l'ancien palais archiépiscopal. Au centre se dresse un immense monument
(plutôt disgracieux) aux héros de la Libération. Non loin de là se trouve une ancienne demeure coloniale du XVIIème siècle où séjourna le général Iturregui avant de proclamer l'indépendance de la ville en 1820. Outre la cathédrale, Trujillo compte dix églises de style colonial
ainsi que de nombreux couvents et monastères.
Après ce tour
de ville je me rends au marché où je pense pouvoir trouver un collectivo pour me conduire aux ruines de Chan Chan à six Kms environ. Je profite d'un taxi à moitié plein et nous voilà en route
pour Huanchaco qui, avec les plages de Buenos Aires et
las Delicias sont des coins très fréquentés des citadins. Ca ne fait rien, je m'arrêterai à Chan Chan au
retour.
Après avoir
quitté la ville nous rejoignons la côte à travers des plantations de cannes à sucre l'une des principales productions de la région avec le coton et le riz. Certaines de ces plantations couvrent
jusqu'à six mille hectares, employant plusieurs milliers d'ouvriers. Il est aux environs de midi et la garua ne se lèvera pas avant une heure. Nous descendons à travers les sables jusqu'au petit
port de pêche de Huanchaco où l'on se sert encore des caballitos de totora pour pêcher en mer.
Ce sont des
radeaux faits de bottes de roseaux assemblées et se terminant en pointe. On en retrouve la forme très exacte sur les poteries des époques Chimu et Mochica. Le Pacifique déferle sur la plage en forts rouleaux. Le ciel et l'eau sont gris mais des trouées commencent à se
faire dans la brume et le soleil est sur le point d'apparaitre. Je monte à pied jusqu'à la curieuse petite église isolée dans les sables dominant l'océan et où l'on aperçoit Trujillo au milieu de
son oasis, le port de Salaverry et l'aéroport de Trujillo.
Phébus a percé
enfin et, comme par enchantement, la brume se dissipe complètement. Il ne fait pas chaud. Une bonne température.
Après avoir
cassé la croute je redescends vers la route de Trujillo. Sur indication, il y a un car qui doit partir bientôt pour Trujillo. Je le prends et me fait descendre à l'entrée du site archéologique de
Chan Chan.
Ce site
s'étend sur une vingtaine de Kms entre mer et montagne, vaste cité morte des Chimu.
Le nom de Chan
Chan viendrait du « yunga » pour soleil ou grand soleil. Véritable nécropole qui dit-on abrita autrefois 150.000 âmes
(plus que la moderne cité de Trujillo !) Chan Chan connut son plein épanouissement vers le Xème siècle de notre ère et devint capitale de l'empire Chimu (Chimu Capac). Cet empire s'étendait sur toute la côte nord du Pérou depuis Tumbez (à la frontière actuelle de l'état d'Equateur) jusqu'au sud de Lima où il possédait Cuyusmancu et Chuquimancu. Il se développa sur trois siècles ainsi que
sur la première moitié du XVème siècle où il fut conquis par les Incas, quatre vingts ans environ avant le débarquement des premiers espagnols en 1532. Chan Chan regroupait onze centres urbains
ayant chacun sa citadelle. Tout fut construit en adobe. La cité était admirablement conservée lorsque survint en 1925 des pluies inhabituelles et catastrophiques qui durèrent plusieurs jours. En
quelques heures une grande partie des structures architecturales et les bas reliefs fondirent comme neige au soleil. Aujourd'hui, Chan Chan offre au visiteur une étendue désolée de murs écroulés
formant un véritable labyrinthe.
N'ayant pas de
plan du site, je me lance au hasard dans ce dédale de rues remarquant au passage des vestiges de pyramides et de fortifications. A mi distance de la route et de l'océan se trouve le groupe
imposant dit de Tschudi, du nom de Johan Jacob Tschudi (1818-1889), célèbre naturaliste suisse qui, avec son collègue péruvien
Mariano Eduardo de Rivero y Ustariz (!) étudia les ruines de l'immense citadelle, bien qu'elle soit la plus petite des onze que compte Chan Chan. Le mur d'enceinte à section pyramidale a une
épaisseur de quatre mètres cinquante et une hauteur maxi de quatorze mètres. Au centre de la citadelle se trouve une seconde enceinte possédant un immense réservoir carré qu'alimentait une
canalisation souterraine venue du rio Moche à dix kilomètres de là. De nombreux bas reliefs originaux sont encore bien visibles sur les murs d'adobe.
Ils
représentent des poissons, des pélicans et autres oiseaux marins, très stylisés. Un petit temple que l'on pense avoir été dédié à la lune est décoré d'une frise de cercles et de lignes
parallèles, symboles lunaires (partage du jour et de la nuit).
A proximité du
groupe Tschudi on voit des vestiges d'anciennes forges. Les Chimu excellèrent dans le travail des métaux et de l'orfèvrerie.
Dix autres
citadelles ont été localisées sur ce vaste champ de ruines terreuses poncées par le vent du large. La ville de Chan Chan a été particulièrement étudiée par Julio Cesar Tello (1880-1947), le père de l'archéologie
péruvienne.
Je décide de
rentrer à pieds à Trujillo. Je m'arrête en passant devant la pittoresque église toute blanche du barrio de Mansiche, non loin de la Huaca Esmeralda et de la Huaca el dragon (ou cientopies). Le
soir tombe quand j'arrive dans le centre ville. J'aurais aimé disposer de plus de temps pour visiter plus en détails cette vaste étendue qui connut jadis l'animation d'un grand centre de
peuplement et depuis vouée à la solitude. Mais les jours qu'il me reste se comptent désormais sur les doigts d'une seule main. Demain de bonne heure départ pour une dernière incursion dans les
Andes : Cajamarca à 2800m d'altitude.
Lundi 3 Juin -
A 07H du matin
je quitte Trujillo en taxi collectif. Nous empruntons d'abord la Panaméricaine nord, traversant Chicama Ascope puis San Pedro de Lloc importante agglomération. A Pacasmayo nous abandonnons le bitume pour bifurquer à droite et remonter le cours du rio Jequetapeque à travers la cordillère occidentale du Pérou. La piste est caillouteuse, étroite et sinueuse. Sitôt avoir quitté la région
côtière nous retrouvons le soleil. Nous traversons quelques agglomérations, Tembladera puis Chilete où nous nous arrêtons pour déjeuner. C'est un petit pueblo qui semble endormi au soleil comme un lézard, tapi au creux des
montagnes. Il y a une curieuse petite église blanchie à la chaux, très grossièrement construite par les habitants eux mêmes sans doute.
Nous
repartons, continuant à grimper dans le soleil et la poussière, passant par Magdalena et San Juan avant d'entrer dans Cajamarca. Très vieille ville fort curieuse,
bâtie dans une vallée, chef lieu de la région montagneuse du Nord.
Elle a
conservé son aspect colonial. C'est à Cajamarqua que le chef inca Atahualpa tomba dans l'embuscade que lui avait tendue Pizarro
et ses hommes. On peut encore voir parait-il la « pièce de la rançon » (cuarto de rescate) qu'il fit remplir d'objets
en or et bijoux jusqu'à hauteur de sa main levée.
La cathédrale
et les églises San Francisco et Belen sont intéressantes. On
remarque aussi de curieux beffrois à moitié construits.
Non loin de là
se trouvent des sources chaudes aux eaux sulfureuses appelées « Banos del Inca ». C'est pour en éprouver les vertus
sur une blessure de guerre qu'Atahualpa serait venu à Cajamarqua lorsqu'il s'y fit prendre.
Comme je suis
arrivé ici en fin d'après midi, je n'ai pas disposé de beaucoup de temps pour bien visiter la ville (40.000 habitants). Par des escaliers de pierre on peut gravir une petite colline du haut de
laquelle on a un joli coup d'oeil sur la ville et son cadre. De Cajamarca part un itinéraire en direction d'Iquitos (Amazonie péruvienne) alternative àla voie fluviale à partir de Pucallpa. Une
route suit d'abord un parcours tortueux à travers les Andes, puis traverse le canyon du Marañon à Balsas pour continuer jusqu'à Chachapoyas, chef lieu du département d'Amazonas. On peut ensuite rejoindre Moyobamba à dos de mule, seul moyen de transport possible, dans le département de San Martin, en lisière de la grande forêt amazonienne, puis Yurimaguas sur le rio Huallanga d'où l'on peut rejoindre Iquitos
par le fleuve. Toute une expédition ! Prenant du temps et nécessitant un budget conséquent tout en présentant certains risques. Plus modestement, j'aurais pourtant aimé rejoindre Iquitos par le
fleuve depuis Pucallpa quand je m'y trouvais.
Demain matin
départ à 04H en taxi collectif directement pour Lima ce qui représente un long voyage de près de mille kilomètres. D'où l'intérêt de me coucher tôt. Je n'ai d'ailleurs strictement rien d'autre à
faire.
Mardi 4 Juin -
A 04H 30 le
taxi vient me prendre à l'hôtel où j'ai eu le temps de prendre un café. Après tout un circuit en ville pour prendre d'autres passagers, nous refaisons en sens inverse le chemin de la veille. A
peine sortis de Cajamarqua nous crevons. Nous descendons pour laisser le maestro réparer. La fin de nuit est très froide et nous sommes tous emmitouflés dans notre couverture. Un peu plus loin,
alors que le jour n'est pas encore levé, nous avons des ennuis d'éclairage. Les phares clignotent, s'éteignent, se rallument, ce qui n'est guère commode, hyper dangereux même, pour négocier les
virages secs et en corniche ! Heureusement que le jour n'est pas loin.
Vers 09H30
nous entrons dans la garua à Pacasmayo et une heure plus tard nous sommes à Trujillo où nous allons changer de véhicule. Le temps d'aller déjeuner dans le quartier du marché où nous nous trouvons et il nous faut
repartir sans avoir eu le temps de digérer car il nous faut rentrer d'une traite à Lima.
Le désert
côtier défile interminablement dans une grisaille automnale. De temps à autre la Paname se rapproche de la côte et nous fait longer l'Océan de près.
Nous passons
au pied de la fameuse forteresse de Paramonga,
un peu avant
le port du même nom, dominant des plantations de cannes à sucre. C'est un ouvrage très important de l'époque Chimu comportant
plusieurs enceintes.
La nuit tombe
alors que nous roulons dans la région de Salinas. Par endroits nous longeons en corniche l'Océan Pacifique avec à notre gauche
des dunes de sable ayant tendance par moments à recouvrir la route.
Enfin nous
apercevons les lumières de la capitale. Nous nous rapprochons lentement des lointains faubourgs. Après un long circuit en ville pour déposer mes compagnons de voyage, je suis le dernier à
descendre dans le quartier de la Victoria où habite la mère d'Eduardo.
Avant de
rentrer me coucher je vais faire un tour à pieds dans le joli parc de la Reserva. D'être resté si longtemps assis dans la
voiture m'a donné des crampes.
Depuis
Pacasmayo il a fait froid et la nuit est plus que fraiche aussi ce soir à Lima.