Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
13 mai 2011 5 13 /05 /mai /2011 11:40

Un nom dont se souviennent peut être ceux qui ont lu la vie de Charles de FOUCAULD à propos du voyage d'exploration que fit celui ci au Maroc dans les années 1883-4 alors que ce CharlesdeFoucauld1886.gifterritoire que convoitait la France déjà implantée en Algérie était strictement interdit aux "roumis". Il fut le guide interprète sans lequel il n'aurait jamais pu effectuer incognito ce voyage qui dissimulait en fait une mission d'espionnage au profit de l'armée et du gouvernement français, un détail que Mardochée (Mordechaï en hébreu), juif marocain, semble avoir ignoré presque jusqu'à la fin. Lors de la 2ème rencontre mondiale du "judaïsme francophone" qui s'est tenue à Natanya (Israël) en 2008, le conférencier Tobie NATAN, né en Egypte en 1948, professeur de psychologie à l'Université de Paris 8, conseiller de coopération et d'action culturelle près l'embassade de France en Israël (Tel Aviv), a prétendu avoir rencontré un descendant de ce Mardochée ABI SROUR ce qui a pu autoriser le romancier d'origine algéro-marocaine Kebir AMMI dans son  livre "Mardochée" à faire présenter le récit-confession qu'il fit avant de mourir par son petit-fils.

La vie de cet homme, ecclipsée en quelque sorte par l'ombre de celui qui devint le Père de FOUCAULD, est tout à fait passionnante.  Tobie NATAN a cité dans sa conférence le livre que lui a consacré Jacob OLLIEL (originaire de Colomb Béchard) intitulé "de Jérusalem à Tombouctou" (auteur par ailleurs de l'histoire peu connue des Juifs du Sahara implantés bien avant la conquête arabe). Je ne l'ai pas lu mais tout ce que j'ai pu glaner par ailleurs à son sujet a suffi pour me prendre de passion pour ce personnage hors du commun. 

 

Mordechaï ABI SROUR naquit en 1826 à Akka, une oasis de l'extrême sud marocain, à proximité de la vallée du Drâa, région de Guelmin-Smara (à la verticale de Marrakech et l'horizontale d'Ifni sur la côte atlantique).

A l'âge de 9 ans il partit seul pour Marrakech y étudier l'hébreu et le Talmud.  A 13 ans on l'envoya à Jérusalem pour y suivre des études rabbiniques.  Il mettra trois ans pour atteindre la Palestine à pieds ( de communauté en communauté).  Au bout de quatre ans il sortit rabbin de la yeshiva (séminaire) et fut envoyé dans la communauté juive d'Alep en Syrie d'où il prépara son retour au Maghreb. De 1847 à 1858 il fut rabbin en Algérie (Philippeville puis Alger). Il eut l'occasion de se rendre à Tamentit l'ancienne capitale juive du Touat (sud-ouest algérien) et plaque tournante du commerce caravanier. Depuis les débuts de l'ère chrétienne, il y eut toujours  des Juifs en Afrique (pas uniquement au Maghreb) issus de la Diaspora. Mordechaï prit ainsi contact avec des caravaniers et décida de donner à sa vie une nouvelle orientation en devenant commerçant itinérant. Ayant amassé une petite fortune, il revint à Akka en faire bénéficier sa famille mais nourrissant d'autres projets de voyages commerciaux au Sahara et surtout de se rendre à Tombouctou.

p-18-Tombouctou.jpgTombouctou ou Timbouctou, sur le fleuve Niger, dans l'actuel Mali, ville sainte de l'Islam, mystérieuse perle du désert aux mosquées de terre cuite, avec sa bibliothèque composée de près de cent mille manuscrits, mais où aucun non-musulman ne pouvait pénétrer sans risquer sa vie. Ainsi le Major anglais Gordon LAIGN y avait été assassiné en 1826, plus tard René CAILLE et Heinrich BARTH n'avaient dû leur salut, de justesse, qu'en réussissant à dissimuler leur identité. Pourtant, quelques Juifs y étaient tolérés pour stricte raison commerciale : il y avait des mines d'or à proximité et c'est en or que la ville de Tombouctou réglait tous ses achats de marchandises. C'était tentant mais très risqué, néanmoins Mordechaï décida de partir avec son jeune frère Isaac, bien décidé à forcer les portes de la cité interdite. Après quelques étapes sans histoire (Tindouf, Teghazza, Taoudenni, Bir Ounane) ils furent arrêtés et faits prisonniers à Araouane. Mordechaï maitrisait complètement la langue arabe et avait aussi une très bonne connaissance du Coran. Grâce à celà et déployant un véritable génie, il désarma pour ainsi dire ses adversaires et au bout d'un an on l'autorisa à poursuivre sa route vers Tombouctou. Mais ce n'était que le début de leurs peines. Plusieurs fois arrêtés, menacés de mort, relâchés in extremis, arrêtés de nouveau, battus, emprisonnés et finalement retenus comme esclaves.  Mordechaï seul réussit à s'enfuir et par le fleuve Niger à atteindre la capitale du royaume peul de Macina dont il connaissait la langue et où il put se faire recevoir au palais du roi. Moyennant paiement d'un tribut annuel il réussit à obtenir de lui l'autorisation de résider et de commercer à Tombouctou.  Victoire totale !  Il retourna chercher son frère et fit ainsi son entrée à Tombouctou, en toute légalité, et où il devait résider jusqu'en 1863, son commerce étant devenu très prospère et lui très riche.  Mais il éprouva le besoin de rentrer au Maroc, revoir sa famille, écouler son or en se réapprovisionnant en divers articles et persuader certains parents et amis de le suivre. Il renouvela l'opération tant et si bien que la petite colonie juive de Tombouctou s'agrandit grâce à lui et put s'organiser en communauté et suivre paisiblement son culte, ce qui émerveilla le Consul de France à Mogador, Auguste BEAUMIER, impatient de rencontrer ce Mordechaï Abi Srour, l'artisan d'une aussi exceptionnelle réussite.  

Mais tout homme qui réussit se fait fatalement des ennemis.  Ceux de Mordechaï avaient commencé à lui nuire en faisant attaquer ses caravanes par des sbires mais celà ne suffit pas à l'abattre. Profitant d'une absence prolongée et d'un changement politique, ils intriguèrent pour faire confisquer tous ses biens par le gouverneur de Tombouctou.  Rentré en catastrophe, Mordechaï tenta de plaider sa cause mais fut débouté.  Recouvrant ce qu'il put de ses créances qu'il convertit en poudre d'or, il quitta la ville pensant ne plus jamais y revenir. 

A trois jours de marche d'Akka, son village natal, il fut attaqué par des pillards.  Il put sauver sa vie et celle de son frère Isaac mais se trouvait cette fois totalement ruiné.

Le Consul de France BEAUMIER qui s'était intéressé à lui depuis ses débuts à Tombouctou lui vint en aide en lui demandant de raconter par écrit son aventure en fournissant le plus de détails possibles sur les itinéraires qu'il avait suivis, ses étapes et bivouacs, les puits qu'il avait rencontrés ainsi que les caravanes, les marchandises qu'elles transportaient, leurs prix, etc...etc...  Ce haut fonctionnaire avait pris toute la mesure des ressources d'un tel homme qui connaissait parfaitement l'ouest saharien, ses habitants, parlant arabe, berbère, peul, bambara,  pouvant donc être très utile aux visées colonialistes du gouvernement français ce dont il avait informé ses supérieurs.

Le récit de Mordechaï fut publié traduit de l'hébreu dans le Bulletin de la Société de Géographie de mai-juin 1870 sous le titre de "Premier établissement des Israélites à Timbouctou".

En attendant que lui soient confiées des missions plus importantes, BEAUMIER lui demanda de se mettre au service des sociétés savantes parisiennes (Société de Géographie, Museum d'Histoire naturelle, notamment) pour collecter informations, échantillons botaniques, géologiques, archéologiques, etc... C'est ainsi qu'il put rencontrer des savants comme Henri DUVEYRIER (voyageur et géographe) et d'autres. On parlait de lui dans "le Monde illustré" et son portrait était reproduit.

Le récit de son voyage à pieds de "Mogador au Djebel Tabayoudt" parut danf1.highres.pngs le Bulletin de la Société de Géographie de Paris en 1875, présenté par Duveyrier.

 

 

 

ci-contre parution du récit de Mardochée présenté par Duveyrier dans le bulletin de la Société de Géographie (site Gallica de la BDF)

 

 

 

 

 

 

 

 

En ethnologie il fit même une étonnante révélation : la découverte p-11--Rebbi-_small_small.jpgparmi les Touareg d'une tribu se disant d'origine juive dont les ancêtres étaient venus de Tamentit, les Daggatoun.

 le Targui ci contre de la tribu des Igdalen porte une tresse

 

 

 


f680.highres.png

 

 

 

 

 

 

itinéraire de Mardochée de Mogador à Tabayoudt (site Gallica de la BDF)

 

 

 

 

 

Le Touat est une région particulirement isolé du Sahara ocidental et c'est là que choisirent de s'installer au début du IIème siècle des descendants de Juifs chassés de Palestine après la destruction du Temple de Jérusalem. Ceux-ci entreprirent alors de recréer une communauté, de fertiliser le désert en réalisant des travaux d'irrigation. Quand le dromadaire fut introduit au Sahara, ils se lancèrent dans la grande aventure du Touat-1.gifcommerce caravanier.   La prospérité du Touat  fit sa renommée en Europe et en Orient et le nom de sa capitale, Tamentit, devint légendaire comme celui de Tombouctou et de Chingetti. On parla même de "petite Jérusalem du Sahara".


Mais la mort d'Auguste BAUMIER, son bienfaiteur, en 1876 allait changer son destin. Il retomba rapidement dans l'oubli et quitta le Maroc pour aller enseigner le Talmud à Oran y vivant fort misérablement. 

C'est alors, en 1879, qu'on se souvint de lui à propos d'une mission à Tombouctou dans le cadre du projet de chemin de fer trans- saharien et il rencontra à cette occasion Ferdinand de LESSEPS et le fameux Colonel FLATTERS qui devait être massacré par les Touareg lors de sa deuxième mission au Sahara. Mais Mordechaï avait décliné l'offre de celui ci de se joindre à lui prétextant des changements politiques susceptibles de compromettre son projet de reconnaissance. Il fit aussi la connaissance d'Oskar LENZ, explorateur autrichien, à qui il apporta son aide et ses conseils pour préparer son voyage à Tombouctou qui devait lui valoir la médaille d'or de la Société de Géographie de Paris.  Mardochée, lui qui avait fait quatorze traversées juqu'à Tombouctou, ne reçut pour sa part ni médaille ni récompense d'aucune sorte, ce n'était qu'un indigène ne pouvant être mis au rang des nationaux

Néanmoins, par égard pour la situation matérielle désastreuse dans laquelle il vivait avec sa femme et ses trois enfants, la Société de Géographie lui fit obtenir la direction d'une petite école israélite à Alger.

220px-Rabbi_Mordechai_1870s-copie-1.jpgEt c'est là, dans un misérable gourbi de la mellah (quartier juif) qu'il fut mandé de la part du Conservateur de la Bibliothèque et membre de la Société de Géographie, Oscar Mac CARTHY : il s'agissait de guider à travers le Maroc un explorateur débutant de 25 ans, vicomte de surcroit, nommé Charles de FOUCAULD, officiellement démissionnaire de l'armée, une aventure où

Mordechaï Abi Srour à l'époque de son exploration du Maroc avec de Faucauld (site Gallica de la BDF)

il risquait sa vie dans cette partie du Maroc en pleine dissidence qui était

précisémentl'objectif principal de son voyage. Mordechaï Abi SROUR accepta néanmoins et en dépit de son mauvais état de santé en lui faisant prendre le costume et l'identité d'un rabbin pour se fondre parmi les Juifs marocains et passer aux yeux des Musulmans pour un de ces collecteurs de fonds venus de Palestine pour quêter au profit des yechivot (séminaires) de Jérusalem.

Le voyage dura onze mois en fait, beaucoup plus longtemps que ne s'y attendait Mordechaï et de plus émaillé de mille incidents pénibles ce qui acheva de ruiner sa santé.  FOUCAULD revenu vivant fut fêté en héros et son livre "Reconnaissance au Maroc" obtint un grand succès. Or, ce qui peut tout de même surprendre, il n'est pas même question dans cet ouvrage du rôle essentiel de Mordechaï. Charles-de-Foucauld-Reconnaissance-au-Maroc.jpgLa "Reconnaissance au Maroc"était avant tout une oeuvre scientifique, à la fois géographique, militaire et politique à la suite de quoi Charles de FOUCAULD rédigea une seconde partie intitulée "Renseignements" où il rassembla tous les détails possibles sur les rivières, les tribus, leurs divisions, le nombre de fusils et de chevaux dont elles disposent, les routes et itinéraires, etc... destinée aux troupes françaises qui opéraient sur la frontière marocaine. Les objectifs de ce voyage étaient donc essentiellement politiques et militaires mais il semble bien que Mordechaï en fut tenu dans l'ignorance. Aurait-il accepté cette mission autrement ? ... On peut se poser la question. Il était sujet marocain (tout en étant Juif) et en tant que tel ne devait guère être favorable à la conquête du pays par la France : les Juifs étaient méprisés au Maroc mais, finalement, on les laissait tranquille.  En France, en revanche, on s'y intéressait beaucoup trop ... et pas en bien !  FOUCAULD, sans doute incapable lui même de surmonter les préventions de l'époque envers eux, a jugé sévèrement ceux qui l'avaient pourtant accueilli, hébergé, nourri, caché à leurs risques et périls, pire dans sa correspondance privée, à sa famille, à ses amis, il accusa son guide de tous les maux. On est tout de même frappé - et fort désagréablement - de celà. Disons tout de même que, beaucoup plus tard, il exprima de la reconnaissance pour son vieux compagnon de route qui lui fut fidèle et honnête jusqu'au bout à défaut de réelle compréhension mutuelle. Ce regrettable état de faits contribua à donner de lui une image détestable et d'occulter ses 49 années d'aventures (y compris les onze mois en compagnie de Charles de FOUCAULD).  Moins de deux ans après, en 1886, il mourut à Alger, dans la misère, âgé d'une soixantaine d'années. 

Paradoxalement, le nom du rabbin Mardochée ne se rencontrait plus que dans les ouvrages consacrés à celui qui devint le Père de FOUCAULD (bienheureux). Moi même l'ai trouvé dans la biographie très complète de Marguerite CASTILLON du PERRON (1982) mais n'aurait sans doute jamais su quel formidable aventurier se cachait derrière si je n'étais tombé par hasard, au rayon liv200904141324 zoomres d'une grande surface, sur le "Mardochée" de Kebir AMMI, algérien de père mais marocain par sa mère.

110780257dCelui-ci a imaginé Mardochée sur le point de mourir, écrivant un récit-confession de sa dernière aventure avec ce jeune vicomte français qu'il prenait pour un simple aventurier-débutant. Or il lui était nettement apparu vers la fin du voyage qu'il menait en fait une mission qui n'était pas seulement scientifiques mais de renseignements à des fins militaires devant servir à la conquête du Maroc par les Français. Profitant d'une occasion unique, il avait fouillé son bagage et découvert les carnets qu'il tenait scrupuleusement.  Ce qu'il avait pu en lire ne laissait pour lui plus aucun doute et il en fut terriblement affligé. Il voulut détruire ces carnets mais aucune occasion favorable ne se présenta plus, Foucauld était toujours sur ses gardes, dormant peu et d'un oeil.  Sans le serment qui le liait à cet homme, il l'aurait peut être tué de ses mains.  Rentrés tous deux en Algérie, cette mission avait donc pleinement réussi et ce grâce à lui, Mardochée, car jamais Foucauld n'en serait revenu vivant, seul ou avec un guide moins expérimenté. Il avait donc, involontairement certes, pactisé avec la France contre son pays, le Maroc, devenu un traitre en somme et il en éprouva un véritable remords qui le tarauda jusqu'à la fin de sa vie.  

Avant de mourir il écrivit sa confession, volontairement en arabe, alors qu'il maitrisait aussi parfaitement le français et l'hébreu, estimant n'avoir à rendre compte qu'à ses frères musulmans. 

Longtemps après, ce manuscrit fut retrouvé au Maroc dans une famille amie de son père par un de ses petits fils qui s'était rendu sur la tombe de son aïeule, Mardochée n'ayant pas eu de tombe, ses cendres ayant été dispersées.

Charles_de_Foucauld-copie-1.jpgMais ce petit fils voulut aussi voir celle de l'homme de qui son grand'père avait été le guide, devenu plus tard ermite au Hoggar où il fut assassiné (le 1er Décembre 1916) par des sénoussistes et reconnu saint homme des Chrétiens sous le nom de Père de Foucauld. L'ayant retrouvée et ayant creusé tout à côté un trou dans le sable, c'est là qu'il déposa, et à jamais, la confession de Mardochée.

Ce geste était, inconsciemment sans doute extrêmement significatif car c'est suite à cette expérience au Maroc que la vie de Charles de Foucauld devait changer radicalement laissant retentir en lui, de plus en plus insistant, l'appel du silence.

Trois ans plus tard la dépouille du général LAPERRINE, son grand ami, mort au cours d'une reconnaissance aérienne, fut enterrée à côté de sa tombe.


 

 




 

 

 


    


Partager cet article
Repost0

commentaires