"La jeunesse pouvait bien avoir gagné, elle n'avait pas appris à garder ; elle se trouvait pitoyablement
désarmée devant la vieillesse habile. Nous bafouillâmes que nous nous étions battus pour un nouveau ciel et une nouvelle terre ; ils nous remercièrent poliment et allèrent faire la
paix mais comme eux l'entendaient."
Mon propos dans ce qui va suivre, outre celui de retracer brièvement les années arabes de G. BELL
et de T.E. LAWRENCE sera de tenter de mettre en parallèle ces deux existences qui, elle demeurant à Bagdad, lui rentré en
Angleterre, devaient se poursuivre séparément et autant l'une que l'autre dans l'amertume. Derrière eux inévitablement se dressera souvent la belle figure de l'émir Fayçal au service duquel tous d'eux s'étaient mis pour le triomphe de sa cause.
T.E.Lawrence était féru de musique classique. Il connaissait personnellement le grand compositeur anglais Edward Elgar, son
contemporain, dont voici quelques compositions dont le célèbre "Pomp and circumstance marches".
Première Partie
T.E.L. qu'en lui même
(Stèle à LAWRENCE)
to S.A.
I loved you, so I drew these tides of men into my
hands
and wrote my will across the sky in stars
To earn you freedom, the seven-pillared worthy house,
That your eys might be shining for me
When we came.
Death seemed my servant on the road, till we were near
and saw you waiting :
When you smiled, and in sorrowful envy he outran me
and took you apart :
Into his quietness.
Love, the way-weary, groped to your body, our brief wage
ours for the moment
Before earth's soft hand explored our shape, and the blind
worms grew fat upon
Your substance.
Men prayed me that I set our work, the inviolate house,
as a memory of you.
But for fit monument I shattered it, unfinished : and now
The little things creep out to patch themselves hovels
in the marred shadow
Of your gift.
Sur ce texte poétique, très beau mais obscur, dédicacé à la manière
des sonnets de Shakespeare, s'ouvrent les "Sept Piliers de la Sagesse". On a retrouvé de l'auteur une note manuscrite datant de 1919
ayant dû être le point de départ de cette réflexion sur l'oeuvre de sa vie. On peut y lire :
A ? J'ai oeuvré pour lui acquérir la liberté afin d'illuminer ses yeux tristes ; mais il était mort en
m'attendant. Je me suis donc débarrassé de mon cadeau et, maintenant, nulle part je ne trouverai le repos et la paix
Ce paragraphe fait écho aux deux premiers "versets" du texte préliminaire. Ce motif "personnel" et "tu" tenait donc à Dahoum à qui Lawrence rêvait
d'offrir comme un royal présent la victoire, la libération de son peuple de toute présence étrangère. Idéal noble et romantique, bien dans son caractère, et dont il avait besoin pour
supporter la vie terriblement éprouvante au physique comme au moral qu'il dût mener au sein des tribus, ce que nul autre Anglais n'aurait été capable de faire.
Lawrence avait d'abord envoyé son texte à Robert GRAVES pour lui demander si de son point de vue il s'agissait de prose ou de vers, ce à quoi le poète avait répondu
que c'était en partie de la prose et en partie des vers, on ne pouvait être plus conciliant. Il s'adressa ensuite et en ces termesà Laurence BINYON auteur d'un poème célèbre inspiré de la
guerre "A ceux qui sont tombés..."
" Je n'ai pas de poésie en moi, pourtant une suite d'évènements dramatiques a tiré de moi, presque contre mon gré, la
matière suivante. Je n'ai pas honte de son contenu car il résume assez bien mon expérience et ce que j'ai voulu dire. Mais qu'en est-il de la forme ? C'est très court et je vous
serais reconnaissant d'y jeter un coup d'oeil."
La réponse de BINYON dût être rassurante puisqu'il se décida à inclure ce texte poétique dans ses exemplaires reliés des "Sept piliers".
Il s'agit donc d'une sorte de testament spirituel sur ces deux années durant lesquelles il vécût plusieurs vies et qu'il mena durant la guerre du Hedjaz où il
évoque son drame, ce "rêve fracassé" (cf BENOIST-MECHIN) dont il ne se remettra jamais. Véritable poème libre en quatre "versets" à la manière des Psaumes de l'Ancien Testament. De
par son éducation Lawrence avait une très bonne connaissance de la Bible celle ci faisant partie de son bagage culturel par ailleurs extrêmement vaste.
S.A. ce sont les initiales de Salem Ahmed, alias Dahoum qui était employé comme ânier sur le
site archéologique mésopotamien de Karkémish quand T.E.L. vint y travailler avec l'archéologue HOGARTH en 1911. L'ayant trouvé plus intelligent et ouvert que les autres il l'avait pris sous
sa protection et en avait fait son assistant. Les deux jeunes gens étaient devenus amis, Lawrence ayant alors 23 ans et Dahoum une quinzaine d'années. En 1913 il l'avait emmené en
Angleterre lors d'un bref séjour. A la déclaration de guerre, Lawrence quitta pour toujours la Mésopotamie et son ami arabe qui devait mourir des fièvres quelque temps avant la prise de
Damas par les forces chérifiennes, offensive finale de la campagne arabe contre les Turcs.
Depuis son arrivée au Bureau de Renseignements du Caire comme lieutenant, Lawrence rêvait d'aider les Arabes à se libérer des turcs,
d'apporter la liberté et la dignité à tous ces villageois syriens exploités pendant des siècles et que Dahoum symbolisait sans doute dans son esprit. Relisons la dernière page des "Sept
Piliers", très révélatrice :
"Damas quand je débarquai en Arabie était loin d'apparaitre comme un fourreau pour mon épée. Mais une fois
que nous eûmes pris la ville je m'aperçus tout de suite que les principaux motifs qui m'avaient poussé à agir n'existaient plus. Le plus puissant, d'un bout à l'autre de la campagne, avait
été un motif personnel que je n'ai pas mentionné dans ce livre mais qui demeura présent je pense à chaque heure de ces deux années. Les peines et les joies surgissant de l'action avaient
beau dominer tous ces jours de lutte, cette secrète impulsion, aussi fluide que l'air, se reformait à chaque fois pour constituer presque jusqu'à la fin une persistante raison de vivre. Ce
motif là était mort en moi avant que nous eussions atteint Damas."
Laissons le poursuivre :
"Venait ensuite le désir pugnace de gagner la guerre lié à la conviction que, sans
l'aide des Arabes, l'Angleterre ne pouvait payer le prix de la victoire dans le secteur turc. Avec la chute de Damas prit fin la guerre orientale, et toute la guerre probablement." J'avais
aussi été poussé par une certaine curiosité. Ayant lu enfant "Super flumina Babylonis..." j'en avais gardé le désir d'être moi même un jour le centre d'un mouvement national. Nous
prîmes Damas et j'eus peur, car ces trois jours de pouvoir arbitraire auraient eu tôt fait de développer en moi une racine d'autorité. Restait l'ambition historique, motif inconsistant à
lui seul. Encore étudiant à la cité universitaire d'Oxford, j'avais rêvé de forcer l'Asie de mon vivant à prendre la forme nouvelle qu'inexorablement le temps poussait vers nous. La
Mecque devait mener à Damas ; Damas à l'Anatolie puis à Bagdad. Enfin venait le Yémen. Illusions penseront ceux aptes à juger que ce que j'ai tenté de faire n'avait rien
d'extraordinaire."
Depuis la parution en 1989 (1994 en traduction française) de l'énorme biographie "autorisée" de Jeremy
WILSON, on serait tenté de croire que tout a été dit sur LAWRENCE d'Arabie. Pourtant des zones d'ombre demeurent et je pense à jamais, le biographe comme le psychologue,
voire le psychiatre car il y a un "côté" Lawrence qui relève de la pychiatrie, étant arrivés à bout de ressource. N'en déplaise aux pourfendeurs de légendes, aux iconoclastes à tout crin,
certains personnages issus de l'Histoire resteront toujours entourés d'un certain mystère ... qu'il nous faut bien admettre. Comme en tout homme il est impossible de ne rien ignorer de ce
qui se passe sous un crâne mais c'est d'autant plus vrai s'agissant d'un personnage aussi complexe et déroutant que TE Lawrence. On a douté même de sa sincérité dans ce qu'il a révélé de
lui-même dans les "Sept piliers" notamment dans le chapitre CIII intitulé "Myself" (moi-même ou autoportrait)
Cette partie se référant essentiellement au poème liminaire des "Sept piliers", il me parait nécessaire
toutefois de rappeler brièvement quelques épisodes et faits marquants de son enfance et de sa prime jeunesse susceptibles d'avoir influencé le cours de sa destinée.
* *
Thomas Edward LAWRENCE
(T.E.L. abréviation qu'il utilisait lui même) était né dans le nord du pays de Galles, à Trémadoc, le 16 Août 1888 mais n'avait que quelque mois quand ses parents
déménagèrent pour l'Ecosse. A l'âge de trois ans ses parents durent repartir à nouveau et, après un bref séjour dans l'île de Man et à Jersey, ils finirent par élire domicile en France à
Dinard. Quand la famille retourna en Angleterre, TEL avait six ans et pour cet âge avait déjà pas mal bourlingué. Durant son séjour en France la famille avait vécu sans problème au milieu
de la population locale, parlant le français, ne ressentant aucune barrière ou exclusion contrairement à la majorité des Britanniques de l'époque ce qui prédisposera peut être TEL à aller
vivre plus tard à l'étranger sans appréhension et à s'adapter à l'atmosphère locale. En Angleterre on appelait çà "vivre à l'indigène".
Avant d'avoir atteint l'âge de dix ans il eut la révélation de sa naissance "illégitime", secret qu'il fut des cinq frères le seul à connaître et qu'il gardera pour
lui ayant surpris partie d'une conversation entre son père et un notaire. Ce père, Thomas CHAPMAN était issu d'une famille de propriétaire terrien et authentique baronnet d'origine
irlandaise. Il avait épousé en 1873 une jeune fille de son rang, Edith Sarah HAMILTON, dont il eût quatre filles. Edith CHAPMAN au fil des années fit preuve d'un rigorisme si excessif
qu'elle rendait la vie difficile à ses proches. Thomas CHAPMAN se mit à boire et s'éprit de la jeune gouvernante écossaise de ses quatre filles, Sarah LAWRENCE. Quand celle ci se
trouva enceinte elle dût quitter la maison pour aller habiter Dublin dans un logement loué par Thoma CHAPMAN et où elle donna naissance à un garçon qui fut prénommé Montagu, Robert. Thoma
CHAPMAN continua d'habiter quelque temps avec les siens tout en allant voir Sarah et son fils mais lorsque son épouse eût découvert le pot aux roses il quitta le foyer conjugal pour rejoindre
Sarh qu'il emmena avec son fils à Trémadoc (Pays de Galles) où naquit un second fils, Thomas Edward (surnommé Ned) qui devait avoir trois autres frères : Will, Franck et Arnold. Plus
tard TEL apprit que sa mère était elle même enfant illégitime. Il faut savoir qu'à l'époque victorienne et notamment àOxford où la famille LAWRENCE était venue s'établir la société était
très à cheval sur ces questions de moralité et la "bâtardise" y était presque assimilée à une infamie. On peut penser que le jeune Ned ait considéré que la découverte qu'il avait faite sur
ses origines le rendait complice du silence de ses parents et que, ne pouvant se vanter comme ses camarades de tout un arrière plan familial ancestral, il en vint à se persuader que c'était à lui
seul de fonder son identité, une estime de soi, sur des réalisations personnelles.
A seize ans, lors d'une bagarre en cour de récréation, il se blessa à la jambe mais en dépit de la douleur, pensant que ce n'était pas grave, il continua le
programme de la journée comme si de rien n'était. Ramené chez lui par ses frères le médecin constata qu'il avait la jambe cassée au dessus de la cheville. Il mit très longtemps à
s'en remettre. Est-ce suite à cet accident, ou tout simplement qu'il tenait de sa mère par la taille, mais contrairement à ses frères il cessa brusquement de grandir quand il eut atteint le
mètre soixante ce qui influa sur sa personnalité tout au long de son existence. Pour compenser cette "infériorité" physique alors qu'il était encore lycéen, il commença à se soumettre à
de dures épreuves d'endurance (longues marches, longues courses à vélo), à demeurer longtemps presque sans manger ni dormir, à supporter la douleur, autant d'activités qui le mettaient à part des
autres garçons mais qui lui permirent très vite d'églaer voire surpasser les plus costauds et se forger une volonté presque obsessionnelle. Cette dure école "de lui même" devait lui être plus
tard extrêmement profitable auc ours de ses voyages en Orient et surtout dans la campagne du Hedjaz.
Quand il eut 18 ans il fugua, peut être en raison de tensions familiales, sa mère cherchant constamment à connaître ses affaires privées, ayant des idées très
tranchées et comme son fils un caractère assez vif. Il s'enfuit donc pour aller s'engager comme enfant de troupe au plus proche bureau de recrutement qui l'envoya dans une garnison à
Falmouth où la brutalité des hommes le choqua profondément. Il ne tarda pas à faire appel à son père pour qu'il le reprenne. Incident peut être bien que témoignant d'une certaine
détermination.
Sur le plan des études, TEL était un élève doué, original, servi par une très grande mémoire, mais pas exceptionnel. Son goût marqué pour l'Histoire médiévale
et l'Archéologie orienta tout naturellement ses études universitaires au Jesus College d'Oxford où il fut reçu boursier. Attiré par l'art militaire du Moyen Age il fit durant ses vacances
de longues randonnées en vélo au Pays de Galles et plusieurs fois en France pour visiter les châteaux et les fortifications de cette époque et en tirer la matière d'une thèse. Pendant les
trois années où il fut étudiant à Oxford, il ne cessa de pratiquer l'ascétisme, le végétarisme, s'entrainant à demeurer éveillé très longtemps. Il entendait soumettre ainsi son corps
à sa volonté et, de fait, en dépit de son aspect fluet, il était devenu d'une résistance peu commune.
L'idée de se rendre en Palestine y étudier les châteaux francs lui vint d'une conversation avec le conservateur de l'Ashmolean Museum d'Oxford qui lui aurait
suggéré de s'y rendre afin de régler un vieux débat sur l'origine des arches en ogive : furent-elles imitées des Arabes par les Croisés ou étaient-ce plutôt ces derniers qui leur en avaient
enseigné la technique?
A 22 ans, alors qu'il était encore étudiant, il fréquentait une amie d'enfance, Janet LAURIE, à qui il proposa très sérieusement le mariage. Or celle -ci
n'avait jamais songé à lui, plutôt à son frère William. Prise au dépourvu, elle repoussa sa proposition en riant. Il la revit souvent par la suite mais ne lui en reparla jamais.
On ne lui connait aucun autre "évènement" féminin.
Il eut un camarade, Vyvyan RICHARD qui avoua plus tard avoir eu pour lui une attirance homosexuelle tout en précisant qu'il ne c'était jamais rien passé entre eux
et que Lawrence lui même ne lui avait pas paru avoir compris quoi que ce soit. C'est avec ce camarade que TEL rêva un temps de monter une imprimerie consacrée à l'édition de livres
rares.
Dès ses premiers voyages en Orient il fit le projet d'écrire un livre portant le titre des "Sept Piliers" consacré à sept villes d'Orient qu'il avait (ou allait)
visiter. Il en détruisit les premières pages estimant que son sujet n'était pas mûr.
Alors qu'il était engagé dans des campagnes de fouilles archéologiques à
Lawrence et Wooley à Karkemish
Karkémish en Mésopotamie, Lawrence se prit d'amitié pôur un jeune ânier, Dahoum, qui s'appelait en réalité Salem Ahmed (S.A.) qu'il prit comme assistant et emmena
une fois en Angleterre.
Juste avant la déclaration de guerre, il reçut une proposition pour se joindre à un groupe dont faisait partie son chef de fouilles, WOOLEY, chargé d'effectuer des
relevés topographiques dans le désert de Sin qu'il accepta aussitôt. On a prétendu qu'il s'agissait en réalité d'une mission d'espionnage. C'est au retour de cette virée de
reconnaissance alors que Lawrence, âgé alors de 26 ans, envisageait repartir pour Karkémish, que l'Angleterre entra dans la "grande guerre".
Sitôt terminé son rapport sur l'expédition du Sin, Lawrence avait l'intention de s'engager comme la plupart de ses camarades mais il y eut une telle affluence de
volontaires qu'on dût refuser les hommes de moins d'un mètre quatre vingts ! Avec WOOLEY, TEL fit une demande pour être employé au services des Renseignements en tant que spécialiste du
Moyen Orient. On leur répondit positivement à condition que la Turquie entre en guerre. Finalement Lawrence fut envoyé au Caire e versé à la Section géographique puis au Bureau arabe
de Renseignements.
Sa connaissance approfondie du pays, de la langue, ses capacités d'endurance physiques assez exceptionnelles le désignèrent bientôt pour une mission de
renseignements dans le Hedjaz à la rencontre du Prince Fayçal. Ce fût le moment décisif, le point de départ de son extraordinaire trajectoire au cours de cette campagne du désert qui allait
durer deux ans. C'est vers la fin de celle-ci, que Lawrence apprit la mort de Dahoum.
Ces quelques repères biographiques étant posés, revenons-en à ce poème dédicace dont la langue française, moins concise, ne peut rendre que très imparfaitement
l'étrange beauté et qui est à l'image de son auteur : singulier et mystérieux.
Le chapitre d'introduction des "7 Piliers" nous éclaire en partie sur sa portée symbolique :
"Tous les hommes rêvent mais pas tous de la même façon. Ceux qui rêvent la nuit dans les recoins poussiéreux
de leur cerveau, se réveillent pour constater que ce n'était qu'illusion. Mais les rêveurs du jour, eux, sont des hommes dangereux car ils peuvent suivre leur rêve les yeux grands ouverts
et le rendre possible. Celà je l'ai fait. J'ai voulu faire surgir une nation nouvelle, restaurer une influence perdue, donner à vingt millions de sémites les base sur
lesquelles bâtir un palais de rêve inspiré de leurs sentiments nationaux. un but aussi élevé faisait appel à la noblesse innée de leur caractère ce qui leur permit de jouer un rôle
important dans le cours des évènements. Mais une fois que nous eûmes gagné la guerre, on m'accusa d'avoir compromis les intérêts pétroliers britanniques en Mésopotamie et ruiné la
politique coloniale française au Levant."
Ce rêve flamboyant comme une épée de Damas Lawrence le poursuivra deux années durant au
cours desquelles lui et ses compagnons vécurent véritablement plusieurs vies tant cette période fut intense en péripéties, véritable épopée de la guerre du désert avec la mort omniprésente,
qu'elle vienne de l'ennemi ou du milieu naturel hostile, sous ses formes les plus insidieuses, les plus cruelles, et qui préleva un lourd tribu dans leurs
rangs.
Mais parallèlement à son combat à la tête de la révolte arabe, plus harassante encore, fut sa "guerre civile" celle qu'il dut mener contre lui même, déchiré entre
son engagement auprès des Arabes, sa fidélité à son rêve pour eux d'un grand royaume uni avec Fayçal pour souverain, et la quasi certitude que les promesses obtenues du gouvernement britannique
ne seraient pas tenues une fois la guerre finie et gagnée au Moyen Orient et ce en partie grâce à eux. Pas un jour où le rappel de cette "imposture" dont il était le centre ne vint torture
so n esprit. On peut comprendre dès lors à quel point il ressentit ce besoin non point de se justifier mais d'expulser hors de lui même cette boule de ruminations, d'introspections,
d'autocritiques qui s'était formée et avait grossi au point de l'étouffer complètement. s'il n'avait trouvé un exutoire temporaire dans l'écriture. L'un de ses biographes a rapporté
qu'étant encore un jeune garçon il pensait faire plus tard de grandes choses dans le domaine de l'action et de la pensée. On croyait généralement qu'on ne pouvait mener les deux de
front. Il le tenta cependant. Lawrence écrivain "nous a laissé quelque chose d'unique, d'inégalé, encore jamais écrit en langue anglaise." Ce jugement est de Winston
CHURCHILL lui même.
Il serait trop long de transcrire ici ce fameux chapitre CIII des "Sept piliers" où au soir du 16 Août 1918 alors qu'il vient d'avoir trente ans,
Lawrence demeuré seul fait le point sur lui même. Il est parvenu à la fin ou presque de son action au Hedjaz. Il refuse toute louange personnelle mais n'est pas modeste pour
autant. Il ne se supporte pas physiquement (sa petite taille le gêne, alors que la tête et les traits sont magnifiques) ni même moralement (trop différent des autres pour en être
proches). Il ne se considère pas comme un soldat, déteste l'Armée tout en admettant ne pouvoir s'en passer (cocon protecteur) n'ayant rien d'autre (ni ami ni foyer) pouvant le
protéger du monde (et de lui même surtout). Il se défend d'être un homme d'action mais un intellectuel, un homme de réflexion. Par une sorte de dédoublement de la personnalité, une
partie de lui-même regarde l'autre agir en ricanant. La vie au désert l'a poussé à l' "anormalité" (fascination des cadavres dénudés au clair de lune, bestialité des hommes, goût morbide de
la souffrance, ...) à prendre un masque d'indifférence ou de goguenardise pour dissimuler tout sentiment. Fait d'un tissus de contradictions, il recherche l'intellectualité pure ,
ignorant toute chair. Il se défend d'avoir agi véritablement de lui même mais d'avoir suivi le mouvement. Il faut dire que le personnage rend souvent perplexe. Sa destinée,
certes hors du commun, laisse, quelle que soit l'admiration qu'on puisse avoir pour lui, une impression de gâchis, gâchis de dons exceptionnels, de nobles sentiments, gâchis de la vie tout court
qu'il refusa de se laisser aller à vivre. Sans que celà le rabaisse dans notre estime, il est difficile de ne pas éprouver à son égard une profonde pitié.
Certains ont cru voir comme l'aveu d'une relation homosexuelle avec S.A. dans cette lettre où Lawrence déclare à BINYON qu'il n'a point honte du contenu de son
texte qui résume selon lui toute son expérience. Le troisième verset du poème peut il est vrai faire penser à une relation de ce genre. Mais commençons par le commencement :
1er verset : "ces marées
d'hommes" évoquent sans ambiguïté le grand rassemblement des tribus du Hedjaz auquel, soutenu par l'émir Fayçal, Lawrence s'était donné sans compter avant la prise d'Akaba.
Sa volonté d'être aux côtés de Fayçal à la tête de la Révolte s'affichait ainsi clairement aux yeux de tous (Je traçai en étoiles ma volonté dans le
ciel). Le but de son action est symbolisé par "la riche demeure aux sept piliers" allusion biblique au Livre des Proverbes où il est écrit : "La Sagesse
a bâti une demeure : elle en a planté les sept piliers" donnant ainsi le titre de l'ouvrage, déjà choisi par Lawrence nous l'avons vu concernant un livre de voyages qu'il enviageait
d'écrire sur sept cités d'Orient. Cette conquête, cette riche demeure, tel est "le don" qu'il entend offrir à S.A. (et à son peuple) pour, selon les termes de
cette note manuscrite, "éclairer son regard triste."
2ème verset : où il est question de la mort qui "escorta"
Lawrence tout au long de sa route, qu'elle viennedu désert ou de l'action guerrière, mort à laquelle il échappa plus d'une fois d'extrême justesse. Mais "jalouse" celle-ci va frapper son ami qui déjà "souriait" à son approche (alors que Damas était en vue ...)
3ème verset : assez troublant puisqu'il semble évoquer une liaison physique avec Dahoum
alias S.A. mais qui aurait pu aussi bien avoir été purement idéalisée, une métaphore en somme. Lawrence au demeurant a parlé très librement des pratiques homosecuelles chez les Arabes du
désert provoquées par de trop longues périodes d'abstinence. Durant la campagne du Hedjaz il eut à son service deux jeunes bédouins, Farraj et Daoud, qui périrent tragiquement avant la fin
de la guerre. Qu'il ait pu, au soir d'une étape épuisante et dans le délabrement moral où il se trouvait parfois, avoir trouvé (dans un creux de dune)
un peu de chaleur humaine au contact de l'un d'eux, celà n'aurait guère à nous surprendre et ne nous autoriserait pas de toutes façons à en déduire qu'il était homosexuel, pas
dplus que de le taxer d' exhibitionnisme pour avoir adopté le costume arabe plus commode et moin voyant. Ce qui est vrai c'est qu'il ne connut jamais aucune femme. Ni avant
l'étrange épisode de Deraa, ni a fortiori après et sa vie se déroula dans un univers le plus souvent privé de toute présence féminine. Pourtant, Gertrude BELL rencontrée une première fois à
Karkémish et qu'il retrouva au Caire aurait pu être un parti possible pour lui. Leur grande différence d'âge mise à part ils avaient des points communs. Lui l'estimait beaucoup.
Elle, archéologue, indépendante, grande voyageuse, l'avait jugé extrêmement intelligent et plus tard c'est elle qui le poussa à sortir son livre alors qu'il hésitait encore à le faire. elle
en avait dit ceci :" Lu et approuvé dans sa totalité à l'exception de la description calomnieuse et mensongère que vous faites de vous même." Etait-il réellement trop tard
pour lui ?... Difficile de répondre étant donnée la complexité du personnage. L' "esprit" Lawrence détestait l' "homme" Lawrence. Il eut fallu qu'il s'admit lui même. Quoi qu'il
en soit et pour conclure il semble impossible qu'il ait pu avoir avec Dahoum une quelconque relation autre qu'amicale, de maître à élève (car il s'était entiché de faire son
éducation). Ils ne logeaient pas seuls tous les deux à Karkémish. A travers la personne du petit ânier c'est à son peuple qu'il s'adresse dans son poème.
4ème verset : c'est celui de l'amère désillusion. les "hommes" m'ont poussé à réaliser
l'unification des tribus. Moi je l'ai voulue pour l'édification d'un Royaume où les Arabes seraient maîtres chez eux et dont Fayçal serait le souverain. Eux l'ont voulue uniquement
pour utiliser cette force pour chasser les Turcs et prendre leur place. Mon entreprise n'a pas atteint son but ultime. Elle s'arrête inachevée. Mon rêve st brisé.
Lawrence n'y a jamais vraiment "survécu" durant les 17 années qui lui restaient à vivre avant qu'à son tour "la mort ne l'emporte dans
sa paix "au détour d'une petite route de la campagne anglaise.
J'aurais imaginé pour lui une stèle, en plein désert, sur laquelle aurait été gravé ce
poème-épitaphe et que le vent chargé de sable patinerait lentement... jusqu'à effacement ...
"Heureux ceux dont les actes valent d'être écrits ou les écrits la peine d'être lus : plus heureux encore ceux auxquels il
est donné d'allier les deux."
(lettre de Pline à Tacite citée par Sir Arnold WILSON)
En guise de conclusion de cette première partie :
Depuis ma jeunesse le personnage de Lawrence n'a cessé de me fasciner. Je le connais assez bien par les livres à commencer par son oeuvre maîtresse :
"Seven pillars of wisdom" que j'ai lue et relue dans le texte, la meilleure façon sinon la plus facile (il en existe toutefois plusieurs
traductions). J'avais eu aussi l'occasion de mettre quelques uns de mes pas dans les siens au Moyen Orient, à Beersheva et sur le rivage du golfe d'Akaba.
Avant de se révéler écrivain, Lawrence avait connu l'action. L'action alliée à la littérature comme il en fut pour Saint-Ex, Hémingway, ... Chez lui deux
années mais à elles seules valant autant que plusieurs vies ont sucité sa notoriété, forgé sa "légende". En réalité il était plutôt le type même de l'anti "héro tel qu'on se l'imagine et
c'est bien plus cet aspect là qui nous le rend attachant, par ses faiblesses mêmes, rien de ce qui est humain ne pouvant nous être étranger. Sa grande intelligence servie par une
prodigieuse mémoire et son incontestable courage physique (celui qui domine sa propre peur) ont fait qu'à partir d'un élément quasi fortuit, un simple ordre de mission de rencontrer l'Emir Fayçal
au désert, il s'est propulsé au coeur d'un vaste mouvement pour en devenir le moteur et où il fut son propre maître (un peu à son corps défendant), entièrement livré à lui même... mais
chevauchant quelles tempêtes !...
Dans la crypte de la cathédrale Saint Paul à Londres, sur un des piliers, se trouve un très modeste buste en bronze de Lawrence avec seulement ces deux dates
Il n'existe pas de stèle à sa mémoire. Lui même n'en aurait d'ailleurs pas voulu. Celle que j'aurais proposé, intemporelle, aurait pu lui convenir
...
Deuxième
partie
Une sacrée nana ...
Gertrude Margareth Lowthian
BELL
naquit en 1868 dans une riche famille d'industriels du Northumberland. Bien qu'élevée très strictement dans
la tradition victorienne, elle fit preuve dès son plus jeune âge d'un esprit rebelle et aventureux. Très intelligente, elle se passionna très tôt pour l'histoire, la géographie,
l'archéologie. Elle fut l'une des toutes premières femmes à être admises à l'Université d'Oxford où elle s'imposa d'emblée tant par sa supériorité intellectuelle que par ses
exploits sportifs. A 25 ans elle fut l'une des premières à escalader les plus hauts sommets des Alpes. C'est en 1892 qu'elle fit connaissance de l'Orient en se rendant chez
un oncle embassadeur britannique à Téhéran. Véritable coup de foudre ... à défaut de l'avoir encore éprouvé pour un homme. Dès lors elle ne devait cesser de parcourir en
tous sens ce qui était l'Empire ottoman. Douée pour les langues (elle en parlait couramment six : le français, l'allemand, l'italien, le persan, le turc et l'arabe) ce qui facilitait
grandement ses contacts avec les populations locales, ayant déjà visité toutes les grandes capitales d'Europe ainsi que les Indes et l'Amérique du Nord, on ne la trouvait plus désormais que
"nomadisant" entre l'Euphrate et Médine, séjournant dans le Djebel Druze, à Jérusalem, à Jéricho, aux ruines nabatéennes de Pétra (en Jordanie actuelle), étudiant la topologie et tous les
principaux sites archéologiques, notant scrupuleusement et au jour le jour ses observations et découvertes dans un journal. Les voyageurs européens étaient rares à se risquer dans ces
régions, aussi ses rapports intéressaient-ils au premier chef le gouvernement britannique. Peu à peu toutes ses "allées et venues" revêtaient les allures d'une véritable "couverture"
d'espionne. En 1910 elle fit un séjour en Mésopotamie (l'Irak actuel) à Karkémish, grand centre archéologique dont les premiers vestiges remontaient au cinquième millénaire. A
cette époque, le Docteur HOGARTH, conservateur de l'Ashmolean Museum d'Oxford en dirigeait les fouilles pour le compte du British Museum aidé par l'archéologue Charles WOOLEY qui avait pour
assistant un petit jeune homme de vingt trois ans, Thomas Edward LAWRENCE, déjà auteur d'une brillante thèse universitaire sur "l'influence des Croisades sur l'architecture
militaire européenne jusqu'à la fin du XIIème siècle" ayant obtenu une bourse de chercheur. Il semble bien que celui ci ait fait forte impression sur Gertrude BELL par l'étendue
précoce de ses connaissances. Elle avait vingt ans de plus que lui et avait déjà accumulé des années d'expérience. Même si elle ne renonçait pas à tout confort (contrairement
à LAWRENCE) au cours de ses expéditions, ni à sa toilette (arborant de larges chapeaux à plumes sous le keffieh, seule concession vestimentaire, portant de riches bijoux voire un boa
autour du cou, elle était accoutumée néanmoins à la rudesse de la vie au désert, à ses dangers aussi, une carabine et un révolver dont elle savait parfaitement se servir trouvant bonne place dans
ses bagages auprès de flacons de parfum et de vaisselles fines. Elle mentionna laconiquement dans son journal :
"Rencontré aujourd'hui un garçon intéressant nommé LAWRENCE, un bon voyageur
déjà."
C'est peu mais suffisant pour donner à penser qu'elle avait dû apprécier autant que sa vaste culture, sa façon originale de voyager et son extravagance
vestimentaire bien qu'à l'encontre de la sienne. De son côté, LAWRENCE avec son humour aurait déclaré que lui et son collègue THOMSON auraient palié leur manque d'expérience face à la
"vieille" en :
"... l'écrabouillant d'érudition." (sic)
En 1907, se trouvant en Turquie, elle fit la rencontre de Charles DOUGHTY-WYLIE, neveu du célèbre écrivain et
voyageur britannique Charles Montagüe DOUGHTY, auteur d' "Arabia Deserta" considéré comme la bible des grands voyageurs de ces contrées.
Il était déjà marié. Très éprise néanmoins, il semble qu'elle ait fait pression sur lui pour qu'il se décide à la suivre. Mais leur liaison (qui dûra huit ans) devait
rester platonique et épistolaire. Il fut tué en 1915 à la bataille de Gallipoli aux Dardanelles. Ce fut sa seule et unique aventure sentimentale.
Vers la fin de l'année 1913, Gertrude se trouvait à Damas en train de préparer une caravane pour une grande expédition dans le Nejd, région centrale de la péninsule
arabique. Or pendant ce temps, LAWRENCE et Charles WOOLEY effectuaient une mission de reconnaissance et de mise à jour cartographique dans le désert de Sin, partie centrale de la
péninsule du Sinaï, commanditée par le gouvernement britannique et qui semble bien avoir caché là aussi une opération d'espionnage. L'expédition que montait Gertrude, officiellement
sous les auspices de la Société Royale de Géographie, intéressait aussi le Foreign Office naturellement. A la mi-décembre elle quittait Damas avec une vingtaine de chameaux, trois
chameliers, un cuisinier et deux guides. La caravane était lourdement chargée de provisions et de nombreux articles devant servir de cadeaux aux tribus qu'elle rencontrerait et qu'il
faudrait amadouer. Miss BELL aimait l'aventure certes mais aussi son confort quand c'était possible, aussi emportait-elle des draps de lin, un lit de camp, une bouillotte et même une
baignoire pliante en toile étanche. A dos de chameau elle portait une longue jupe culotte mais elle s' "habillait" toujours pour aller dîner sous sa tente dans de la vaisselle de porcelaine
et avec des couverts en argent, drapée dans un ample manteau de fourrure.
Au bout d'une semaine, la caravane se fit attaquer par une bande de Druzes à cheval qui eurent tôt fait de désarmer les hommes de Gertrude. Fort heureusement
deux autres cavaliers avaient surgi et avaient reconnu l'un des guides. Miss BELL discuta en arabe avec leur chef et parvint à récupérer ses armes au prix d'un généreux bakchich. Sous
sa longue jupe culotte, contre sa cuisse, un petit révolver ne la quittait jamais. La caravane poursuivit sa route pour atteindre le secteur des grands sites archéologiques de Qasr el
Azraq, Qasr al Amra et Qasr al Kharaneh, à l'est d'Amman. Elle y demeura plusieurs jours, dessinant des croquis, prenant des relevés topographiques et de nombreuses photos et tous les soirs sous
sa tente à la lumière d'une lampe tempête rédigeait des pages de rapport. Cette admirable "couverture" s'accordait tout à fait à sa passion sincère pour l'archéologie qu'elle partageait comme
nous l'avons vu plus haut avec celle qu'elle éprouvait pour le neveu de DOUGHTY à qui elle envoyait des lettres enflammées.
En Janvier 1914 la caravane se trouvait sur le territoire de la redoutable tribu des Howeitat dont, deux ans plus tard, LAWRENCE ralliera le chef,
Aouda Abou Tayi,
figure dominante de toute la campagne du Hedjaz. Celle-ci se livrait fréquemment à de terribles rezzous ne faisant souvent aucun quartier. Depuis des
jours, Miss BELL n'avait pu déplier sa baignoire portable par manque d'eau. Consciente du danger et comme elle avait pris l'habitude de le faire, elle décida de l'affronter de face et
s'avança jusqu'au campement des Howeitat, se dirigeant tout droit et seule vers la tente noire du chef lequel était en train de dîner. Passablement interloqué par cette apparition
celui-ci l'invita à s'asseoir et à partager son repas, unique femme parmi tous ces hommes farouches rassemblés autour d'un immense plateau chargé d'une montagne de riz et de viande de mouton où
chacun plongeait la main. Miss BELL assurément n'avait pas froid aux yeux qu'elle avait d'un vert magnifique sous une chevelure flamboyante. Aouda Abou Tayi lui même était
conquis. La politique en Arabie était affaire d'homme mais celà aussi la passionnait et voilà qu'elle se permettait d'en discuter. L'Arabe d'instinct admire le courage, qu'il soit
physique ou moral. Aouda avait mesuré d'un coup d'oeil celui de cette femme occidentale qu'il tenait pourtant à sa merci, elle et sa suite. Gertrude n'avait plus rien à craindre pour
elle, ni pour ses hommes, ni pour ses biens. Dans son journal elle parle de cette tribu à sinistre réputation comme d' :
et de son chef comme d' :
"un leader remarquable et du plus grand avenir."
Courant Février 1914, la caravane quittait le camp des Howeitat pour se rendre à la mystérieuse cité d'Ha'il après avoir au préalable traversé le
terrible désert du Nefoud aux immenses dunes où règne le jour une chaleur infernale. Au coeur de la péninsule arabique, Ha'il entourée de remparts de terre se trouvait sur la "route de
l'encens" qui reliait autrefois le golfe persique à la Méditerranée, halte pour les pélerins de la Mecque. Mais à l'époque de Gertrude BELL la ville servait de repaire à la tribu des
Shammar ayant à sa tête Ibn Rachid lequel était en conflit avec son rival de Ryad, Ibn Saoud, chef de la tribu des Anazeh. Or si la Grande Bretagne soutenait Ibn Saoud officiellement, elle
était avide de savoir si Ibn Rachid constituait véritablement une menace. L'empire ottoman était déjà en train de vasciller et les Britanniques cherchaient à s'appuyer sur les tribus arabes
pour lui porter le coup de grâce. A vrai dire, c'est là que devait intervenir Gertrude BELL, au risque de sa vie : se rendre compte de ce qu'il en était exactement servie en celà par son
expérience, son sens de l'observation, sa connaissance de la langue et des coutumes, son sens de la diplomatie à l'arabe. Dans son journal elle nota :
"Je me demande parfois si je sortirai vivante de cette aventure ... La première qualité nécessaire au voyageur en Arabie c'est la patience."
Elle en aura besoin ... et aussi de beaucoup de courage car elle sera retenue prisonnière deux semaines dans la plus totale incertitude sur son sort et
celui de ses hommes car tout le secteur était en ébulition et on s' y livrait à de sanglants règlements de compte. Il n'était plus question pour elle d'atteindre l'autre grande tribu
des Saoud qui était elle aussi sur le pied de guerre. Les pistes du sud étaient coupées. Elle n'avait d'autre choix que de rentrer au plus vite en passant par Bagdad, sans avoir pu
rencontrer les deux grands chefs, Ibn Rachid et Ibn Saoud, à sa grande déception. De retour complètement épuisée à Damas elle écrivit dans son journal :
"La fin d'une aventure a toujours un goût amer d'autant plus que je n'ai pu accomplir mon projet. Je ne me suis jamais sentie aussi fatiguée et pourtant je
n'arrive pas à oublier le désert et à rêver la nuit que je continue ma route à dos de chameau. Mais je sens qu'il faut mettre un terme à cette histoire."
Avant de rentrer en Angleterre elle se rendit à Constantinople pour raconter son périple à l'ambassade britannique qui retransmit aussitôt le rapport au
Foreign Office notant que :
"Les tribus placées sous domination ottomane sont désormais livrées à elles mêmes. Le voyage de Miss BELL qui constitue un exploit remarquable à tous points
de vue a suscité ici le plus vif intérêt."
Deux mois plus tard (28 Juin 1914) François Ferdinand d'Autriche était assassiné à Sarajevo marquant le début de la première guerre mondiale. L'existence de
Gertrude devait s'en trouvé bouleversée en ce sens qu'elle allait renoncer à ses expéditions aventureuses pour se lancer ouvertement dans la politique étrangère, voire les intrigues
diplomatiques, mettant au service de Sa Majesté ses précieuses connaissances.
T.E. LAWRENCE qui ayant cherché à s'engager dès la déclaration de guerre mais n'avait pu être admis dans une unité combattante à cause de sa petite taille avait
trouvé à s'employer comme cartographe dans les services du War Office à Londres où son rapport sur l'expédition dans le désert de Sin avait été remarqué. L'entrée en guerre de la Turquie en
octobre lui valut d'être affecté début décembre à l'Etat Major du Caire comme officier de renseignements au Bureau arabe sous les ordres du Capitaine NEWCOMB. Il s'y trouvait encore
quand Gertrude BELL après avoir été quelques mois infirmière bénévole sur plusieurs champs de bataille en Europe fut envoyée (novembre 1915) en mission au Caire où s'élaborait la nouvelle
politique arabe du Royaume Uni menacé dans ses intérêts pétroliers. Même s'il s'y trouvait alors confiné dans un bureau il est impossible que LAWRENCE n'ait pas au minimum entendu
parler de l'arrivée de Gertrude BELL au Caire. Et vice versa. Même si LAWRENCE était alors plus connu dans son cercle pour ses excentricités que pour ses points de vue originaux, franchement
détesté même par certains officiers d'active, il semble tout aussi impossible que Gertrude ait pu ignorer sa présence au Caire. Ni l'un ni l'autre n'en parle nulle part or ce n'est
qu'à l'automne 1916 que LAWRENCE disparait du Caire pour se rendre au Hedjaz et y rencontrer l'émir Fayçal. Il n'y reviendra pratiquement plus avant Octobre 1918 pour rentrer précipitamment
en Angleterre après avoir remis sa démission au Général ALLENBY lors de son entrée à Damas. La conférence de 1921 lui vaudra d'y revenir, une autre fois à Amman puis à Djeddah.
Gertrude BELL quant à elle restera attachée au Caire et, après le couronnement de Fayçal en tant que roi d'Irak auquel elle avait assisté, elle ne devait plus remettre les pieds
dans son pays.
Fin Octobre 1918 les Turcs demandèrent l'armistice. LAWRENCE qui, dès lors, pensait être plus utile en France qu'en Arabie dans les pourparlers (selon
son propre aveu à Allenby sa seule présence risquant de les perturber au contraire) fut convoqué par la Commission pour l'Orient du Cabinet britannique. A sa demande il rédigea un rapport
complet sur la genèse de la Révolte arabe, l'évolution du conflit, exposant ses idées pour la paix. Il réclamait la liberté entière pour le Hedjaz, le mandat britannique en Mésopotamie, la
totalité de la Syrie à Fayçal sans aucun contrôle français. Juste récompense pour la part prise par les Arabes dans les combats. En contrepartie, ceux ci accepteraient la
création d'un Foyer national juif en Palestine sous contôle britannique. Le Cabinet accueilla favorablement ces propositions. En Décembre 1918 Fayçal arriva à Londres où LAWRENCE lui
servit d'interprète.
l'émir Faysal et sa délégation (dont Lawrence en tant qu'interprète) à la Conférence de la Paix (1919)
Gertrude BELL avait très probablement dû faire partie de la suite diplomatique. LAWRENCE qui avait refusé de toucher sa solde d'officier durant toute la
campagne avait revêtu le costume arabe pour la circonstance et à ceux qui s'en étonnaient il répondit que :
"quand on sert deux maîtres il était juste de porter la livrée du plus faible."
En Janvier 1919 se tint à Paris au Quai d'Orsay la Conférence de la Paix. LAWRENCE y accompagna Fayçal comme interprète, Gertrude BELL ayant dû faire
partie de la suite.
Lawrence et sa légende dans la presse qu'il détestait.
En mars 1921 se tint au Caire la Conférence pour les Affaires d'Orient à laquellent participèrent LAWRENCE et Gertrude BELL. Une photo de famille a été prise
à cette occasion au pied du Sphynx où l'on voit, posant à dos de chameau, Gertrude en chapeau et manteau à haut col de fourrure, Lawrence en complet veston et chapeauté, Winston CHURCHILL en
lunettes solaires et visiblement fort mal à l'aise sur sa bête ... Nul doute que LAWRENCE dût trouver cette photo grotesque. Cette conférence devait désigner Fayçal comme souverain
d'Irak et c'est à ses côtés à Bagdad que se rangea Gertrude BELL en tant que conseillère spéciale, et ce jusqu'à sa mort.
Tout comme LAWRENCE, Gertrude BELL avait sincèrement cru que les Arabes pourraient obtenir leur indépendance comme prix de leur action décisive pour chasser les
Turcs. Elle a écrit ceci :
"Mettez-les en face de leurs responsabilités, donnez leur le contrôle de leurs propres affaires, et ils s'en tireront cent fois mieux que nous ne pourrions le
faire."
et répliquant au ministre des Affaires étrangères britannique Mark SYKES (co-auteur avec le français Georges PICOT du fameux traité ) qui devait en douter
elle crut bon d'ajouter :"L'Oriental ressemble à un très vieil enfant. Il n'a pas l'esprit pratique, ni la même notion de l'utilité que nous. Mais ses actions sont gouvernées par
des traditions et des principes moraux qui remonte à l'aube des civilisations." Ni elle, ni LAWRENCE, ni les Arabes,
étaient censés savoir qu'Anglais et Français avaient conclu un accord secret pour se partager les dépouilles de l'Empire ottoman. Ceux ci allaient devoir subir la tutelle de la France
au Liban et en Syrie, de la G.B. en Irak et en Transjordanie et l'implantation d'un Foyer national juif ...
... en Palestine. "Censé connaître" plutôt qu'ignorer totalement s'agissant de Lawrence et Gertrude qui avaient dû finir par se douter de ce qui se
tramait dans leur dos, dans celui des Arabes surtoût. Ce qui fut pour tous les deux (mais bien davantage pour LAWRENCE) l'anéantissement d'un rêve avec le sentiment d'avoir vu leurs idées
trahies. Le reste de leur vie en resta douloureusement marqué.
Conclusion de la seconde partie
Gertrude demeura donc à Bagdad proche conseillère de Fayçal nouveau souverain de l'ancienne Mésopotamie jusqu'en 1926 où, un soir, après avoir
arrangé sa moustiquaire, elle dût absorber une trop forte dose du somnifère dont elle usait assez fréquemment... (?...) On la retrouva morte le lendemain matin. Elle avait 58 ans. On parla
d'elle comme d'une "reine d'Irak sans couronne", à l'instar de Lawrence (roi d'Arabie sans couronne) une dizaine d'années plus tard.
En 1933, à l'âge de cinquante ans, le roi Fayçal d'Irak qui souffrait du coeur mourait dans
un hôpital de Genève. C'est en lui que LAWRENCE avait trouvé l'homme qu'il cherchait en Arabie, capable d'être le symbole même de la Révolte. Mince et
pâle dans ses voiles blancs, il l'avait comparé à une belle dague. Fidèles compagnons de guerre, tous deux s'estimaient profondément et restèrent néanmoins amis par la suite. En
apprenant la nouvelle Lawrence écrivit :
"Je pense à sa mort en éprouvant presque du soulagement - tout comme on verrait rentrer au port un bâteau qui est beau MAIS TIENT MAL LA MER, alors que le baromètre
est en train de chuter. Il en EST SORTI INTACT."
Neuf ans plus tard, sur une petite route du Dorsetshire, roulant à vive allure, un motocycliste en voulant éviter deux enfants à vélo fit une embardée qui le
projeta sur le talu sa tête heurtant un rocher. Transporté dans le coma au plus proche hôpital il y décéda six jours après sans avoir repris connaissance. ThomasEdward
LAWRENCE , "roi d'Arabie sans couronne" venait de disparaitre à son tour. Il avait 47 ans.
tombe de T.E.L. au cimetière de Morton (Dorset)
EPILOGUE
Ayant ainsi associés ces deux noms dans le cadre de leur action respective au Moyen Orient avant, pendant et après le premier conflit mondial,
il était tentant de poser la question de savoir si eux-mêmes auraient pu le faire concernait leur vie privée. La grande différence d'âge n'était pas forcément un obstacle. LAWRENCE
était très lié avec le couple SHAW (Bernard et Charlotte) qui n'avait pas eu d'enfant et le considérait un peu comme leur fils, surtout Charlotte qui fut sa confidente. Gertrude BELL
songea-t'elle jamais à se rapprocher de lui ?... elle qui lui avait répondu à propos de son livre qu'elle "l'approuvait à cent pour cent sauf pour ce qui était de la façon dont il se
calomniait lui même". Quant à LAWRENCE il semble bien qu'à la suite de cette mystérieuse affaire de Deraa dont il se sortit par miracle ses ressorts vitaux s'étaient
cassés. A peine avait il donné sa démission à Allenby qu'il ressentit à quel point, désormais livré à lui même, sa vie serait semblable à celle d'une feuille détachée de sa branche et
qui oscille dans le vent avant de tomber à terre pour mourir. Etait-il encore "récupérable" pour/par sinon l'amour du moins une amitié proche et sincère de la part d'une femme compréhensive
avec qui il eut pu avoir suffisamment d'affinités intellectuelles ?... L'union de deux solitudes en somme. Question qu'aucun biographe me semble-t'il n'a osé aborder et qui restera donc
sans réponse.
FIN