Récemment j’ai relu « Pour saluer Melville » de Jean Giono à la suite de quoi j’ai écrit un petit texte sur mon blog insistant sur la place tout à fait à part que ce livre occupe dans l’œuvre gionienne, en fait demi-biographie d’Herman Melville (l’auteur de Moby Dick que Giono venait de traduire en collaboration avec Lucien Jacques et Joan Smith), l’autre moitié étant de pure fiction (voire !..) Je renvoie éventuellement à ce texte (dernier en date sur crosnierlyd -latitudesud) n’en faisant mention ici que pour la coïncidence car coïncidence il y a entre lui et ma découverte, très peu de temps après, sur internet, de ce qui pourrait justement expliquer l’étrangeté de cette pseudo-préface. Il s’agit d’une communication à l’Académie royale de langue et littérature française de Bruxelles en date de Juin 2004 de l’écrivain et libraire franco belge Hubert Nyssen, fondateur de la collection « Actes Sud » (vous savez ces bouquins de format tout en longueur aux pages jaune paille), intitulée « Enquête sur 3000 pages inédites de Giono » texte fort intéressant où l’auteur avait fait preuve d’un sacré flair quand, il y a une vingtaine d’années, et ayant relu comme moi « Pour saluer Melville », il avait subodoré « anguille sous roche » et qu’il fallait selon lui « cherchez la femme … »
[Pour lire l’intégrale de cet article demander sur Google « Jean Giono et Blanche Meyer » puis ouvrir « Enquête sur 3000 pages de Giono »]
Un peu « estomaqué » tout de même par cette « révélation » (moi qui croyais tout savoir sur Giono…) j’ai « remonté » à partir de là l’information et me suis aperçu qu’en fait elle avait déjà été rendue publique en Juin de l’année dernière par la sortie du livre d’Annick Stevenson, une journaliste américaine, « Blanche Meyer et Jean Giono » aux Editions Actes Sud précisément. Vous l’avez deviné il s’agit d’une liaison (tenue jusqu’alors secrète) entre Giono et l’épouse d’un notaire venu s’installer à Manosque, Blanche Meyer, et qui devait durer trente ans (de 1939 à 1970 année de la mort de l’écrivain). Pas évident du tout dans une très petite ville comme Manosque à l’époque pour que leurs rencontres restent « clandestines » … Comment, en dehors de la correspondance qu’ils échangeaient via poste restante, pouvaient-ils le faire sans être repérés ?… Ce n’est en fait que quelques années plus tard, à Saint Paul de Vence, qu’ils purent devenir véritablement amants, avant que le mari de Blanche ne découvre la chose. Leur liaison se poursuivra néanmoins mais sur un plan presqe purement épistolaire. Tous deux étaient mariés, elle avait une fille, lui en avait deux, ni l’un ni l’autre finalement n’envisagèrent sérieusement divorcer, en dépit de leur affinité intellectuelle. Le livre d’Annick Stevenson reprend en fait les souvenirs intitulés « Giono tel que je l’ai connu » laissés par Blanche Meyer à sa fille (Jolaine Meyer), artiste peintre, vivant en Amérique, peu de temps avant sa mort il y a une vingtaine d’années, soit dix sept ans après celle de Giono lui-même, et dans lesquels elle parle abondamment de leur histoire d’amour, citant de longs passages de lettres (plus de mille !...) qu'il lui adressa et qu’elle avait précieusement conservées avec quelques photos et cartes postales. Toutes les lettres de Blanche furent brulées. De son côté et pour mettre celles de Giono à l’abri, Blanche les céda à la bibliothèque de l’Université de Yale où elles se trouvent actuellement dans un « fond spécial » mais sur lequel la famille Giono a mis l’embargo au titre de la propriété intellectuelle, imprescriptible (1). Elles ne pourront donc dans ces conditions jamais en sortir ni être publiées, seulement consultées sur place et encore très exceptionnellement. Parmi les articles de presse que j’ai pu lire sur internet concernant l’évènement (le Dauphiné libéré, le Nouvel Obs, le Monde littéraire, le magazine « Elle », les « Lettres », etc…) ce black out pourrait être levé si la famille acceptait de reconsidérer les choses, que la mémoire de Giono (et de son épouse, Elise) n’en souffrirait finalement pas, ces lettres pouvant même jeter un nouvel éclairage sur son œuvre.
Mais j’ai découvert mieux encore (sur le site www.bibliotrutt.lu) savoir qu’entre temps une universitaire américaine, Patricia Le Page, avait soutenu en 2004 à l’université du Maryland, une thèse de doctorat en Philosophie intitulée : « Space of passion : the love letters of Jean Giono to Blanche Meyer » ayant pu avoir accès au « fond spécial » de la bibliothèque de Yale et en ayant fait une analyse approfondie. Le texte de cette thèse (200 pages) est accessible (en anglais, citations de Giono en français) en cliquant sur le mot « site » après Post-scriptum dans www.bibliotrutt.lu pré cité.
(1) Quant aux héritiers directs de Giono, il ne reste que sa deuxième fille, Sylvie, née en 1934, veuve du Docteur Durbet, ophtalmologue, et ses deux enfants, un garçon (Philippe) et une fille (Agnès). Sa sœur, Aline, est morte de maladie, célibataire. Mais dans l’histoire je pense qu’il faut compter aussi avec la fondation Jean Giono.
D’autre part, Il existerait également quelques lettres de Giono à Blanche Meyer à l’Université Laval de la Province du Québec (Canada) ainsi que chez quelques collectionneurs privés américains, ce qui donne à penser que Blanche Meyer en avait déjà cédé quelques unes avant Yale.
Mon propos n’est pas de discuter, encore moins juger, de l’infidélité conjugale révélée d’un auteur qui se trouve être mon préféré depuis bien des années. Définitivement non. Et puis quel homme marié, quelle femme mariée, de nature fidèle, saurait en effet être hors d’atteinte d’une rencontre exceptionnelle de ce genre quand le hasard s’en mêle ? … s’agissant de quelque chose de fort (pas simple affaire de coucherie) auquel il peut être bien difficile de résister ?…
Blanche Meyer, native de Nyons dans la Drôme, région proche de Manosque, avait semble t’il été mariée très jeune (17 ans) à un homme beaucoup plus âgé, notaire et notable. Elle détestait le milieu bourgeois et guindé qui était celui de son mari, cette petite ville cancanière de Manosque, loin de tout, où elle s’ennuyait, elle qui était vive, intelligente, instruite, « moderne », contrainte de se reporter sur sa fille, la lecture, quelques escapades à Marseille. C’est dans la boutique du libraire de Manosque que Giono l’aurait rencontrée la première fois alors qu’elle prenait livraison de l’ « Ulysse » de James Joyce, une nouveauté, ce qui avait intrigué l’écrivain.
Maintenant, on peut se demander si cela est réellement important pour la connaissance et la compréhension de son œuvre que la teneur de ces lettres soit connue ou pas. Que Giono, quadragénaire, soit tombé amoureux de cette femme de treize ans plus jeune, et que cela ait eu pour effet de « réorienter » son œuvre et renouveler son style, c' est tout à fait vraisemblable, mais peut-on s’en tenir là ? Non, nous répond Annick Stevenson, car les confidences de Blanche et les lettres de Giono révèlent la nature tout à fait particulière de leur relation et de l’impacte qu’elle eut sur l’homme-écrivain dans sa manière d’écrire comme dans sa vision du monde.
Evidemment on cherche toujours à mettre un visage derrière une œuvre qu’on aime et dont la réalité peut être fort éloignée de ce que l’on imagine. De même en serait-il de Giono que la « légende » (alimentée tant par lui-même que par ses critiques et commentateurs) présente comme un écrivain provincial, autodidacte, en dehors des grands courants intellectuels, menant une vie simple et familiale, quasi recluse, inspirée de la Nature, alors que, selon Patricia Le Page, il apparait au travers de ces lettres où il se livre comme un écrivain beaucoup plus complexe, révélant chez lui une mécanique cérébrale assez particulière.
Ceux qui parlaient de son changement de « manière » à partir des années 1939/40 (et s’interrogeaient…) auraient donc eu quelque raison de le faire, contre l’avis même de l’intéressé qui se bornait à répondre à ses interviewers qu’à un moment donné de sa vie il s’était intéressé davantage à ce que pensaient ses personnages qu’à ce qu’ils faisaient. Point. Mais Patricial Le Page, elle, nous entraine dans un véritable « dépiautage » de sa personnalité (évoquant amour courtois et Quête du Graal…) et que personnellement j’ai trouvé assez indigeste. Il est vrai que je ne suis pas féru de psychologie…
Ce que j’ai trouvé tout à fait juste, en revanche, et résumant tout, est ce passage :
« It is clear that after the initial letters written in the heat of passion, Giono is no longer speaking to Blanche but through her to his own inner self and that the letters are a portrait of the artist interrogating his art. These letters show that Blanche’s primarily purpose for Giono was to serve as a muse for his creativity and to turn him into an artist. Once she had fulfilled this purpose, although he still loved her, her presence was no longer essential to him. This is why Giono did not feel compelled to marry her and perhaps why he did not feel that he was being unfaith to Elise.”
Giono en fait ne vivait que par et pour sa création littéraire, en oubliant jusqu’à la réalité, ce que son épouse, Elise a traduit dans cette réflexion : « Au fond, il n’avait besoin de personne. ». Attitude éminemment égoïste (souvent celle du grand écrivain, du grand artiste), terriblement injuste en tous les cas envers ces deux femmes : envers Blanche qui attendait plus de lui, qu’il continua d’aimer pourtant mais « idéalisée », dont il fit brûler les lettres plutôt que de les lui retourner et ce sans même l’en avertir (goujaterie !...) ce qui fut un crève cœur pour elle ; envers Elise, modèle d’épouse et de mère, tout à fait magnanime dans cette affaire, demeurant néanmoins près de lui fidèle, attentive et compréhensive jusqu’à sa mort.
Or celle-ci remonte déjà à trente sept ans (1970).
Si l’on peut comprendre l’attitude de Sylvie Durbet-Giono et sa famille dans son refus de laisser publier les souvenirs de Blanche Meyer (ceux-ci comportant de nombreux extraits de ses lettres maintenues sous embargo), en égard au souvenir de sa mère, on doit comprendre tout autant celle de la fille de Blanche, Jolaine, pour sortir sa propre mère de l’oubli injuste où on l’a laissée alors qu’elle joua un rôle significatif dans l’œuvre de l’écrivain. Pourquoi dès lors ne pas rendre cette justice ? Au fond, Giono y gagnerait, révélant un aspect méconnu de sa personnalité et de son processus de création littéraire, le rendant même plus humain, sans que soit déprécié pour autant, loin de là, le rôle que tint Elise tout au long de sa vie.